Comment sortir de la capitale européenne de la culture par le haut ? (21/12/2013)

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Pensons le matin ne prétend pas faire le bilan de Marseille-Provence 2013. Les échanges nourris par des témoignages d’opérateurs, d’artistes et de témoins ont cependant permis d’ouvrir des pistes pour l’après 2013. Quelles pérennités ? Pour quels projets ? Dans quelles perspectives politiques ?



Regard sur la rencontre


Comment sortir de la capitale européenne de la culture par le haut ?
Pensons le matin ne prétend pas faire le bilan de Marseille-Provence 2013. Les échanges nourris par des témoignages d’opérateurs, d’artistes et de témoins ont cependant permis d’ouvrir des pistes pour l’après 2013. Quelles pérennités ? Pour quels projets ? Dans quelles perspectives politiques ?

Comme le précise Philippe Foulquié en introduction, Pensons le Matin « entame un débat exploratoire sur Marseille-Provence 2013 ». Il s’agit d’interroger le devenir de cet événement en croisant points de vue et analyses. A ce jour, le bilan de la Capitale européenne de la culture est essentiellement chiffré. Marseille-Provence 2013 affiche une fréquentation totale de près de 10 millions de visiteurs. Le sociologue Christophe Apprill questionne la finalité de tels chiffres. « Il ne s’agit pas de manifester une méfiance vis-à-vis des statistiques, précise-t-il. Car, comme le dit Thomas Piketty*, le refus de compter fait rarement le jeu des plus pauvres. Mais le chiffre, utilisé comme un outil technocratique, s’il fait sérieux, savant, s’il constitue un moyen puissant pour servir de démonstration, n’a pour autant aucune valeur scientifique, s’il n’est pas remis en contexte. Il n’éclaire en rien la complexité d’une situation. Un chiffre nécessite toujours une explication sur ses conditions de production ».
Les chiffres avancés par Marseille-Provence 2013 permettent essentiellement de prouver que la capitale européenne de la culture fut une réussite en termes de fréquentation, notamment touristique. Ils servent aussi à justifier les investissements réalisés selon le précepte (qui ne repose sur aucune étude scientifique) qu’un euro dépensé dans la culture génère toujours plusieurs euros de recettes. Christophe Apprill s’interroge encore : « L’usage de la quantification ne peut-il pas être mis aussi au service de l’évaluation objective d’un tissu urbain marqué par de profondes inégalités ? En matière de culture, le problème de Marseille n’est-il pas le déséquilibre de la répartition spatiale des infrastructures culturelles avec une concentration dans l’hyper-centre et un sous-équipement dans les quartiers est, nord et sud ? Se focaliser sur la production de richesse et couvrir de louanges une politique associant le tourisme, la culture et le commerce, n’est-ce pas une façon de détourner l’attention sur les carences de l’aménagement urbain ? ».

Quelles priorités ?
La capitale européenne de la culture a permis ou facilité le financement de grands équipements. Et Philippe Foulquié d’énumérer quelques-uns de ces travaux. Sans MP 2013, le MuCEM n’aurait peut-être pas existé. Grâce à cet événement, la friche La Belle de Mai a pu construire des aménagements significatifs, le musée Longchamp et le musée d’Histoire de Marseille ont été complètement rénovés. Sans oublier les aménagements urbains sur le Vieux-Port et le long du boulevard du Littoral. « Mais, remarque l’ancien directeur et fondateur de la Friche, ces investissements sont concentrés sur un périmètre central, au dépend, une fois de plus, des autres quartiers. Quant à la programmation, elle a offert de beaux événements et un surcroît d’activité indéniable. Pour autant, et au-delà de l’aspect spectaculaire et évènementiel, quel est le sens politique et esthétique qui se dégage de cet empilement de propositions ? ». Nathalie Marteau, directrice du Théâtre du Merlan, est tout aussi dubitative : « Avait-on besoin de MP 2013 pour savoir que les gens éprouvent le besoin de se réapproprier l’espace public ? Par contre, se concentrer sur l’affluence évite de s’interroger sur les contenus artistiques. A croire qu’une Capitale européenne de la culture n’est rien d’autre qu’un accompagnateur de la transformation urbaine et, en aucun cas, un outil de développement artistique et culturel ».

Philippe Foulquié fait état d’un autre malaise : «  Le manque de confiance très affirmé de MP 2013 à l’égard des producteurs locaux. En fait, au lieu de jouer le rôle de coordinateur des projets portés par des producteurs et des artistes du territoire, l’équipe chargée de mettre en place la capitale s’est positionnée en censeur, en juge, avalisant ou refusant des initiatives sans proposer, en retour, la moindre analyse de leurs décisions ». Philippe Foulquié élargit sa critique à l’ensemble des experts « qui imposent leurs vérités et leurs certitudes de manière arbitraire ». Il est également extrêmement acerbe vis-à-vis des « opérateurs mercenaires » qui n’ont aucune considération pour le territoire sur lequel ils interviennent. « La capitale aurait pu être beaucoup plus à l’écoute d’un territoire gravement sous-financé, dans une véritable démarche de soutien aux producteurs. Nous aurions alors pu apprécier comment un peu de financement transforme un paysage artistique et culturel ». Cette analyse est majoritairement partagée par les opérateurs de la métropole. En tout cas, Sylvie Gerbaut, directrice du 3 bis f à Aix-en-Provence2 abonde dans ce sens. Elle intervient au nom du groupe du 27. Ce regroupement d’opérateurs culturels aixois a été fondé pour imposer un dialogue à l’équipe municipale qui dirige la ville d’Aix-en-Provence. Mais, en tant que plateforme d’interpellation politique, il s’élargit désormais à l’ensemble de la métropole. Et il fait, entre autre, le constat que Marseille-Provence 2013 ne s’est pas assez appuyé sur la richesse artistique et culturelle du territoire.

Fabrice Lextrait3 estime, pour sa part, que les défaillances dans la gouvernance de MP 2013 sont aussi de la responsabilité des opérateurs eux-mêmes. « Nous n’avons pas été assez volontaristes quant au mode d’organisation et de production de la capitale européenne de la culture. Nous avons laissé faire les pouvoirs publics et l’association MP 2013. Aujourd’hui, il est beaucoup trop tard pour instaurer un autre rapport de force et espérer modifier les modes opératoires ». Par contre, nous avons réussi à disséminer un certain nombre de succès qui peuvent être fondateurs. Le GR 2013 est pour moi une grande réussite, car ce projet réinterroge la relation entre l’art et la société. Comment poursuivre ce type de démarches ? Comment continuer à orienter les décisions politiques pour qu’elles soient plus attentives aux initiatives qui croisent transformation sociale et activité artistique ? » Une chose est sûre, elles sont trop fragiles et risquent de disparaître. « Comment les acteurs vont ils se mobiliser et agir ? », s’interroge encore le directeur des Grandes tables. Et de prendre l’exemple du J1 qui fut un des lieux emblématiques de la dimension populaire de MP 2013. Le Port de Marseille a lancé un appel à projets sur ce bâtiment. « Vingt dossiers de candidature ont été déposés. Pour notre part, nous nous sommes associés à trois opérateurs architecturaux, culturels et technologiques pour déposer une proposition ». Il s’agit bien évidemment de proposer un usage plus démocratique et non uniquement consumériste de ce lieu.

Un événement au service de quelle vision de la ville ?
Patrick Lacoste, lui, propose un parallèle entre les investissements majeurs (MuCEM, FRAC, Villa de la Méditerranée…) et les mutations urbaines et sociales. D’un côté des équipements structurants, de l’autre, une fracture qui s’aggrave. « Les tensions entre des quartiers de plus en plus paupérisés et des quartiers gentrifiés ont augmenté ces dix dernières années. Durant la préparation de la capitale européenne de la culture, des documents d’orientation stratégiques (SCOT, PLH, PLU) ont été adoptés. Jamais, depuis l’après-guerre, la ville de Marseille n’avait mis en place un PLU aussi ségrégatif. D’autre part, pour résoudre le mal logement, un programme Local de l’Habitat, complètement factice, a été adopté avec aucun moyen pour le réaliser. Ce programme fixe, pour Marseille, à 1 500 le nombre minimum de logements sociaux par an. Pour l’année 2012, 500 ont été financés. Dans une ville qui compte 30 000 demandeurs de logements sociaux ! »
Patrick Lacoste trace également un parallèle entre l’unanimisme affiché quant à la réussite de MP 2013 et le fort consensus des décideurs politiques pour une « ville nouvelle », c’est-à-dire : « Un water front, une skyline, des grands investissements inutiles (Stade Vélodrome, l’Aréna, la Tour La Marseillaise…) ». Jean-Pierre Daniel, ancien directeur de l’Alhambra cinémarseille (cinéma situé à Saint-Henri, dans le 16e arrondissement), va exactement dans le même sens : « L’aménagement du front de mer correspond à un projet qui tourne le dos à la ville. Enfin les touristes pourront venir à Marseille sans croiser un arabe ! ».

Le géographe Boris Grésillon identifie lui aussi une « conjonction évidente entre l’opération Euroméditerranée, qui a vocation à construire un quartier d’affaires et de logements de standing, et le quartier culturel qui a émergé sur le même périmètre avec Marseille-Provence 2013 ». Et il ne s’en étonne nullement : « A partir du moment où il est acquis qu’une capitale européenne de la culture doit accélérer le développement urbain, les processus de gentrification deviennent inévitables ». « En tout cas, la volonté d’instrumentaliser la culture pour la mettre au service d’une certaine vision du renouvellement urbain a parfaitement réussi, reprend alors Patrick Lacoste. La conversion idéologique impulsée par les élites économiques de la ville n’était pas acquise, mais le pouvoir politique a totalement adhéré à cette vision. Pratiquement tous les décideurs, de droite comme de gauche, saluent la construction de la tour La Marseillaise qui va coûter 75 M€. Pour justifier cet aménagement on met en avant la création de 900 emplois. Or, le site Marsactu affirme, après enquête, que le nombre d’emplois permanents serait dix fois moins important. Il faut donc aussi porter au bilan de l’année 2013 ce basculement qui a permis d’imposer l’idée, aux conséquences extrêmement ségrégatives, que Marseille avait besoin de grandes tours sur son front de mer ».
Fabrice Lextrait, en tant qu’ancien directeur du développement des Ateliers Jean Nouvel, ne partage pas cette analyse négative sur la « verticalité ». « Bien sûr, il faut s’interroger sur les montages politiques des opérations, explique-t-il. Mais construire des tours peut répondre, dans le respect de la mixité sociale, à la crise du logement ». Pensons le Matin reviendra, le 14 juin, sur cette problématique.

L’artiste a-t-il toujours droit de cité ?
Les opérateurs culturels du territoire ont-ils véritablement tiré profit de Marseille-Provence 2013 ? « Sans l’année capitale, notre projet serait tout simplement mort, affirme Fabrice Lextrait. Je ne dis pas que nous sommes en bonne santé, mais sans cet événement notre activité aurait disparu. J’ai envie d’avoir une critique positive de MP 2013 ». Une chose est sûre cependant : l’événement ne semble pas avoir enrayé le mouvement de désengagement des collectivités territoriales vis-à-vis du secteur culturel. Tout au plus, la capitale européenne de la culture aura offert un sursis. Les subventions aux associations vont probablement continuer de diminuer. De même, l’événement n’a visiblement pas permis de poser la création artistique comme un enjeu de société essentiel. Il n’a pas enrayé ce que Nathalie Marteau identifie comme une « dégradation catastrophique de la place de l’artiste dans les projets ». Jusqu’aux tournants des années 1990, l’artiste, le créateur, était tout puissant. Cette posture démiurgique renforçait parfois, sinon la coupure, du moins l’incompréhension du « peuple » à l’égard de l’Art. Aujourd’hui, l’éloignement est toujours aussi important, mais les raisons pourraient être toutes autres. « Les politiques culturelles ne se pensent plus du tout avec les artistes, affirme Nathalie Marteau. Ils sont déconsidérés. L’artiste doit s’adresser à des « concepteurs » qui passent commande. Est-il trop bête pour concevoir un événement. Cela participe énormément à l’éloignement entre les artistes et le public  Quant aux chargés de mission qui instruisent les dossiers de subvention, ils ressemblent de plus en plus à des technocrates néo-libéralisés. Les critères d’évaluation essentiellement quantitatifs permettent de pallier l’absence de vision, de réflexion et de sens. Face à une démarche artistique, on ne parle que de chiffres, ce qui traduit un inquiétant rétrécissement de la pensée. Les opérateurs doivent être « réalistes ». Seule la rationalité économique compte. Il faut développer une programmation en fonction du seuil de rentabilité… Et, bien sûr, quand on demande à nos interlocuteurs de préciser ce qu’ils entendent par ces termes, ils en sont bien incapables  ».

La dictature du chiffre
Pour Rémy Duthérage, directeur de la maison pour tous Panier-Joliette, l’artiste participe, au milieu d’autres acteurs, à la création du lien social. Si la consommation culturelle peut se quantifier, elle ne fabrique aucun lien. Or, c’est la qualité du lien qui devrait être avant tout évaluée. « Je travaille dans un quartier où 50% de la population est non diplômé. Et la Ville de Marseille voulait fermer la bibliothèque ! Pour des raisons d’économie ? Mais pour que la ville se développe économiquement, ne faudrait-il pas que la population soit mieux formée, plus cultivée, plus instruite ? Rémy Duthérage rappelle, par ailleurs, que le champ social est lui aussi soumis à la dictature du chiffre. « La Ville de Marseille veut connaître le nombre de personnes qui franchissent la porte du centre social. Les raisons et la qualité de la relation, ils s’en foutent. On nous parle de 1,6 millions de visiteurs au MuCEM. Mais que signifie ce chiffre ? J’y suis allé quatre fois. D’autres six fois. Et tous ceux qui ont juste pris un bain de soleil sur la terrasse ? Ont-ils vécu la même expérience que les visiteurs des expositions ? Comment les gens ont-ils perçu le projet culturel et artistique ? ». « De toute, évidence, le MuCEM pose un acte architectural intéressant et il a ouvert un espace de circulation nouveau et magnifique dans la ville, mais, s’interroge à son tour Boris Grésillon, qu’en est-il du contenu de cet équipement ? Les expositions ne proposent absolument rien de révolutionnaire. On vient y consommer un discours édulcoré sur la Méditerranée ».

Au crédit et au débit ?
Pascal Raoust a été chef de Projet MP 2013, il a notamment travaillé sur les Quartiers créatifs. Il est forcément moins critique que la plupart des autres intervenants. Il énumère ce qu’il considère comme les réussites de la capitale européenne de la culture : « Des investissements structurants, la mise en place d’un mode de gouvernance politique à l’échelle de la métropole, la volonté de produire autrement. Outre les Quartiers créatifs, de nombreux projets ont permis la coproduction artistique avec des populations qui habituellement sont exclues de ces processus ». Pascal Raoust met également au crédit de MP 2013 la reconquête de l’espace public par la population, notamment à Marseille. « La question de la visibilité de ce territoire était indissociable d’une réflexion sur l’appropriation de l’événement par les populations. Le projet concernait aussi « les touristes de l’intérieur ».
Quant aux échecs, selon Pascal Raoust, « ils doivent s’analyser en fonction des moyens financiers dont disposait la Capitale. 90 M€ paraît une somme énorme, mais il faut recontextualiser ce chiffre par rapport à la réalité des coûts de production. Et nous n’étions pas dans une petite ville riche et fortement équipée. Marseille Provence représente un territoire très vaste, très éclaté, avec une ville centre très pauvre. A titre de comparaison, Mons 2015, une ville de la grandeur d’Aix-en-Provence va disposer d’un budget de fonctionnement de 80 M€ ».
Pascal Raoust  estime que si l’investissement dans des équipements structurants est une indéniable réussite, par contre la capitale n’a pas permis l’émergence d’équipements de proximité. « Certains quartiers de Marseille n’ont ni bibliothèque, ni théâtre, ni lieu de pratique musicale. Sans relais, il a été d’autant plus difficile pour MP 2013 d’implanter durablement un projet dans ces quartiers ».

Un détour par Gardanne
Isabelle Miard travaille dans le champ de la culture scientifique et technique. Et c’est à ce titre qu’elle a rejoint MP 2013. Elle a accompagné le projet de Gardanne, la plus petite commune de la capitale. Cette ville a un passé industriel et minier important. La dernière mine n’a fermé qu’en 2003. Gardanne s’est reconvertie à la fois dans les énergies renouvelables et la microélectronique. Pour ce faire, la ville possède un certain nombre d’atouts, notamment L’école des mines de Saint Etienne qui a ouvert le Centre de Microélectronique Georges Charpak à Gardanne. « Une dynamique a ainsi été impulsée, avec notamment une fête de la science, chaque année. Le programme de la ville pour l’année 2013 s’est appuyé sur cette dynamique. Un comité de programmation a travaillé sur ces enjeux de culture scientifique avec, à la clé, un budget de 350 000€ ». 2013 a notamment été l’occasion pour Gardanne d’affirmer la dimension culturelle d’un ambitieux projet d’hôtel d’entreprises situé sur l’ancien puits de mine Miranda. « Parallèlement à MP 2013, une étude de faisabilité a été engagée avec la perspective de développer un pôle économique et culturel au croisement de la science, de l’industrie et de la création ».
Gardanne s’est aussi appuyée sur sa tradition de culture populaire et de solidarité. Beaucoup de manifestations ont associé des artistes locaux et des pratiques amateurs qui sont aussi très développées dans cette ville. « De même, nous souhaitons construire le projet de culture scientifique avec les habitants, en mariant une dimension événementielle et une dimension participative, notamment par le biais d’ateliers de création numérique ». Philippe Foulquié rappelle alors que Gardanne, contrairement à beaucoup d’autres villes, « bénéficie de la vision et du sens politique de son maire ».

L’art dans l’espace public n’est jamais politiquement neutre
Pierre Berthelot, codirecteur artistique de la compagnie de théâtre de rue Générik Vapeur (mais aussi l’un des fondateurs de la Cité de arts de la rue), rappelle tout d’abord que les pratiques artistiques dans l’espace urbain ont longtemps été marginalisées par les pouvoirs publics. Mais, désormais, et même si les moyens ne sont pas toujours à la hauteur des besoins, la reconnaissance institutionnelle est indéniable. Les propositions artistiques dans l’espace public ont d’ailleurs été un enjeu important pour MP 2013. Le bilan proposé par Pierre Berthelot est pour le moins positif : « La capitale européenne a été extraordinaire. On a parlé de Marseille différemment. Chacun a trouvé sa place et l’espace public a été à l’honneur. J’ai pu développer mon projet de 17e arrondissement de Marseille et inviter des artistes avec qui je travaille dans le monde entier ». La capitale européenne de la culture a indéniablement été un accélérateur pour des équipements structurants. Et pas que le MuCEM. « La Cité des arts de la rue a mis vingt-deux ans à sortir de terre. Mais dès que Marseille a reçu le label européen les choses ont été très vite ». Des intervenants estiment cependant que plusieurs projets dans l’espace public, notamment l’inauguration, manquaient singulièrement de puissance artistique. Les arts dans l’espace public n’échappent pas, loin s’en faut, à certaines contradictions. Comment s’adresser au plus grand nombre sans être consensuel ? Comment répondre à une commande publique (sans laquelle il n’est pas possible de travailler), tout en préservant la dimension critique (pour ne pas dire subversive) de la création artistique ? Dans son ouvrage Outdoor art, la philosophe Joëlle Zask nous rappelle que l’espace public n’est absolument pas neutre, ni démocratique a priori. Au contraire, il est un lieu où le pouvoir « s’expose » et, pour cela, il fait notamment appel à des artistes. Certains se mettent au service des commanditaires, d’autres détournent la commande, mais rares sont ceux qui, tout en refusant catégoriquement de rentrer dans le jeu, arrivent à être visibles autrement que de manière clandestine, dans l’espace public.

Les invisibles
Fabrice Lextrait cite un grand absent de l’année 2013 : « Les cultures hip hop. Pas comme un alibi, mais comme une réalité qui s’exprime fortement sur ce territoire ». Jean-Pierre Daniel évoque, à son tour, quelques autres parents pauvres de la capitale européenne de la culture : « L’itinéraire du cinéma dans cette aventure est désolant et ne parlons pas de la littérature et de la poésie ».
Le responsable du CIQ Saint-Mauront/Villette énumère encore d’autres manques, mais pas uniquement artistiques ceux-là : le déficit d’équipements publics, d’écoles, de crèches. Le tout dans un quartier, La Belle de Mai, abandonné culturellement. « La fermeture du théâtre du Gyptis participe de ce sentiment d’abandon. Le projet du Comptoir la Victorine est également fortement menacé ». Ce lieu, qui regroupe des associations culturelles et artistiques (parmi lesquelles les compagnies l’Art de vivre et Les Pas perdus qui, dans des registres très différents, pratiquent des formes d’art partagées), nécessite en effet des travaux de mises aux normes importants, et la position de la Ville de Marseille sur ce dossier est pour le moins ambiguë.

Car, si ce territoire est quelque peu délaissé par les politiques publiques de la culture, il n’en est pas moins culturellement très riche. Et notre intervenant de mentionner une proposition « populaire » qui fut présentée au Théâtre Toursky le 20 décembre 2013. Un travail artistique porté par l’association Alafou et la Compagnie Mémoires Vives qui traitait de l’histoire des immigrations à Marseille. Le spectacle, intitulé Sur les Traces de nos pas, a été précédé d’un forum sur le thème : quartiers populaires, cultures populaires : quel bilan ? Quel avenir ?  « La salle était archipleine. Le spectacle complètement professionnel. Les gens ont écouté, compris un propos complexe et ils ont chaleureusement applaudi. Beaucoup continuent de croire que ce public n’existe pas. C’est quand même dommage que ce type de proposition qui s’adresse aux gens des quartiers ne rencontre pas un écho plus important du côté des « grands » théâtres ».
Sa voisine confirme. « Je m’interroge sur le lien possible entre les artistes et les publics. Des jeunes étaient dans la salle et ils étaient concernés. Ce n’était pas vraiment le cas, lors de certains grands événements soi-disant populaires de l’année 2013. Les gens étaient dans la rue, ils voulaient participer, mais beaucoup, comme moi, ne saisissait pas la nature de la proposition. On attendait beaucoup et on n’a pas vu grand-chose ». Un événement qui n’a pas d’autre ambition que de rassembler des foules peut difficilement faire sens, contrairement à un projet qui est le fruit d’un long processus de travail et de réflexion.

Une histoire d’art populaire
Ben Kerste, doctorant en sociologie, propose d’ailleurs une remise en contexte de l’aventure artistique qui a abouti au spectacle au Toursky, en décembre 2013. Il rapproche tout d’abord cette démarche d‘autres expériences artistiques menées dans les quartiers populaires. Ben Kerste évoque tout d’abord la mémoire d’Akel Akian. Cet homme de théâtre, disparu en janvier 2012, n’a cessé, avec sa compagnie Le Théâtre de la mer, de proposer des spectacles contemporains à destination de tous les publics. Il encourageait les jeunes et les moins jeunes à se saisir du théâtre pour exprimer leur point de vue sur le monde et sur leur vie. Le film documentaire d’Alain Duffau, Tout était possible, revient sur ce parcours qui, dans les années 1980, a participé à la construction de l’histoire culturelle du territoire du Grand St-Barthélémy. Des démarches que les institutions ont bien du mal à reconnaître. « L’association Alafou est l’une des héritières de cette histoire, poursuit Ben Kerste. Et elle est toujours aussi vivante et toujours aussi fragile… Des associations ont déjà porté de multiples projets participatifs dans ces quartiers. Il y eu notamment des ateliers de hip hop couplés avec des moments de visibilité publics, des festivals. Ils se sont développés sur les quartiers nord pendant plusieurs années. Jusqu’en 2002, où les financements politiques de la ville ont été retirés. Mais l’initiative a recommencé en 2007, avec un regroupement de jeunes (et d’un peu moins jeunes) qui ont créé l’association Alafou ».

De par leur sujet et leur thématique, ces projets s’adressent directement aux populations. Les gens se sentent forcément concernés. Parfois même, ils sont directement impliqués. La connivence entre les spectateurs et les artistes sera d’autant plus forte que le projet s’appuiera sur les talents du quartier, sur les voisins. Et Ben Kerste de souligner très judicieusement que la rencontre entre ces projets qui sont vraiment « out » et ceux qui sont plus ou moins « in » ne se fait pratiquement jamais.

Où l’on reparle de la participation
« Il y avait finalement peu de projets participatifs durant cette capitale européenne de la culture, reprend Boris Grésillon. Le J1 avec l’initiative de l’atelier du large qui fait un énorme travail de collecte photographique auprès des habitants, la Friche la belle de Mai, les Quartiers créatifs… C’est peu surtout dans un territoire où la population ne demande qu’à s’impliquer ». Comme le fait remarquer Claude Renard, la participation est impossible sans un minimum de démocratie de proximité. « En amont de MP 2013, aucune maîtrise d’usage des acteurs n’a été envisagée. Ce déni de démocratie n’est pas nouveau. En 2002, la loi a instauré la mise en place de Conseil de quartiers qui étaient censés favoriser les espaces de dialogue. Marseille n’a pas appliqué cette loi sous prétexte que la ville était déjà dotée de CIQ. Mais ces structures centenaires ne correspondent plus du tout aux enjeux de transformation de la ville ».
En réaction à ces postures hégémoniques, des microprojets fleurissent de toute part. Claude Renard évoque un blog, «Un  territoire en marche et en démarche »4, ouvert par des citoyens du 3ème arrondissement. Ces derniers revendiquent des instances de débat plus démocratiques. Ils imaginent des propositions concrètes pour une plus grande maîtrise d’usage.
Claude Renard énumère ensuite des contre-exemples, des projets d’aménagement qui ont été initiés à la Belle de Mai, sans tenir compte des besoins des populations. « En 2013, la fête du quartier a vu sa subvention diminuer. Le parc de la maternité, qui offrait l’un des seuls espaces verts du quartier, a été privatisé. Et la Friche n’a même pas été informée que son plus proche voisin allait devenir un hôtel de tourisme. Les jardins partagés de la Friche ne pourront donc pas s’étendre de l’autre côté de la rue. Sans oublier le fait qu’il n’y a pas de bibliothèque municipale dans le 3e arrondissement, soit une population de 45 000 habitants… ». Par contre, si l’on en croit Claude Renard, les grandes photos que l’artiste JR a réalisées (dans le cadre des Quartiers créatifs) ont réellement enthousiasmé les gens du quartier. « L’effet miroir a parfaitement fonctionné ».

Pierre-Alain Cardonna estime, lui-aussi, que l’un des échecs indéniables de MP 2013 concerne la participation des habitants. « Certes l’affluence a été importante, certes beaucoup de Marseillais ont été touristes de leur propre ville, mais l’un des enjeux de la capitale européenne de la culture concernait la prise en compte du contexte social. Or, la situation sociale à Marseille s’est aggravée en 2013. Il n’est pas question de dire que c’est de la faute à la capitale européenne de la culture mais, de toute évidence, cet événement n’a pas su fédérer les énergies qui fabriquent du lien social ».

Le geste architectural invite-t-il à participer ?
Pour Christophe Apprill, les lieux ont beau prétendre être ouverts à tous, concrètement, à l’usage, leur accessibilité reste encore trop limitée. Et de prendre l’exemple des trois institutions qui ont été les plus fréquentées en 2013 : le MuCEM, le J1 et la Friche La Belle de Mai. « La citoyenneté s’exerce aussi en marchant. Les espaces extérieurs du MuCEM sont ouverts gratuitement au public. Le J1 également. Le toit terrasse de la Friche fonctionne sur le même principe d’ouverture à certains moments de la journée et sous certaines conditions5. Ce sont des espaces privés, mais ouverts au public. De plus, dans ces trois lieux, il y a un effet de belvédère. On nous invite à prendre de la hauteur. Cela crée un effet de culture hors sol, notamment par rapport à l’environnement immédiat. La relation entre la Friche et le quartier de la Belle de Mai, un territoire particulièrement touché par la précarité économique, est en ce sens emblématique. Le lieu n’est pas ouvert au public au sens physique du terme. Le sociologue Olivier Donnat6 rappelle, qu’après quarante ans d’échec de la démocratisation culturelle, il serait temps de s’interroger sur la gouvernance des institutions et sur leur mode d’ouverture aux publics et aux habitants ».

Fabrice Lextrait estime pour sa part que la Friche tente d’inventer les conditions d’un rapport plus démocratique à l’art et à la culture. « Il ne faut pas occulter l’héritage historique de ce lieu qui était une manufacture de tabac, avec tout ce que cela comporte de vision idéologique portée par les empires industriels de l’époque. Le projet architectural de la Friche n’a pas cassé cette « géographie » mais la question d’une ouverture plus grande aux populations du quartier est au centre des préoccupations de ce lieu qui n’est pas, en tout cas pas encore, une institution ».

« Il ne suffit malheureusement pas d’ouvrir des portes pour que les gens entrent dans un lieu, renchérit Pascal Raoust. Le MuCEM est, certes, très fréquenté, mais pas par les gens du Panier qui sont les voisins du lieu. Pourtant, une passerelle a été construite pour relier le quartier au musée. Mais ça ne suffit pas. Ceux qui sont les plus prêts de l’institution sont sans doute ceux qui la fréquentent le moins ». Ainsi, Rémy Duthérage, dont le centre social est situé à côté du MuCEM, affirme n’avoir eu que très peu de contact avec les relations publiques du musée. « Effectivement, ouvrir des portes ne sert à rien tant que les gens ne se sentent pas autorisés à entrer. Il faut que ces espaces soient identifiés comme des lieux de vie sociale. Les artistes sont des acteurs sociaux comme les autres. Pour que la population aille à leur rencontre ils doivent investir des lieux de la vie sociale et non uniquement des institutions culturelles où l’on pratique l’entre soi ».

De la réflexion à l’action collective
Barbara Rieffly présente rapidement le programme de recherche « Public et pratique culturelle Marseille Provence 2013 », initié par Sylvia Girel (Aix-Marseille Université)7. Ce projet collectif et pluridisciplinaire (sociologie, anthropologie, sciences politiques, sciences de l’information et de la communication…) questionne, à partir d’enquêtes de terrain, la place des publics et des pratiques dites « culturelles » au cours de l’année 2013, à Marseille. Il a donné lieu à un colloque qui s’est déroulé en décembre 2013. Par ailleurs, Barbara Rieffly souligne que sans les interventions des administrations culturelles et sans le soutien du monde économique, la création artistique serait encore plus fragilisée. Boris Grésillon rappelle alors que les artistes n’échappent pas à l’esprit dominant de consumérisme. Le géographe estime, par exemple, que durant l’année capitale européenne de la culture, plusieurs propositions dans l’espace public ont participé au système de consommation culturelle. Et Patrick Lacoste de constater, à son tour, que, globalement, les artistes et les opérateurs culturels ont semblé peu mobilisés par la dimension politique et sociale de la transformation urbaine.

Faut-il, pour autant, céder au découragement ? Pierre-Alain Cardonnat refuse que tous ces constats négatifs débouchent sur un sentiment d’impuissance. Il milite pour une dynamique collective qui « permettra ensuite d’imposer un débat avec les décideurs économiques et politiques ». Il situe bien évidemment cette démarche « de gouvernance partagée » dans la perspective des toutes prochaines élections municipales8.

Comment sortir de la capitale européenne de la culture par le haut ?
Pensons le matin ne prétend pas faire le bilan de Marseille-Provence 2013. Les échanges nourris par des témoignages d’opérateurs, d’artistes et de témoins ont cependant permis d’ouvrir des pistes pour l’après 2013. Quelles pérennités ? Pour quels projets ? Dans quelles perspectives politiques ?

Comme le précise Philippe Foulquié en introduction, Pensons le Matin « entame un débat exploratoire sur Marseille-Provence 2013 ». Il s’agit d’interroger le devenir de cet événement en croisant points de vue et analyses. A ce jour, le bilan de la Capitale européenne de la culture est essentiellement chiffré. Marseille-Provence 2013 affiche une fréquentation totale de près de 10 millions de visiteurs. Le sociologue Christophe Apprill questionne la finalité de tels chiffres. « Il ne s’agit pas de manifester une méfiance vis-à-vis des statistiques, précise-t-il. Car, comme le dit Thomas Piketty1, le refus de compter fait rarement le jeu des plus pauvres. Mais le chiffre, utilisé comme un outil technocratique, s’il fait sérieux, savant, s’il constitue un moyen puissant pour servir de démonstration, n’a pour autant aucune valeur scientifique, s’il n’est pas remis en contexte. Il n’éclaire en rien la complexité d’une situation. Un chiffre nécessite toujours une explication sur ses conditions de production ».
Les chiffres avancés par Marseille-Provence 2013 permettent essentiellement de prouver que la capitale européenne de la culture fut une réussite en termes de fréquentation, notamment touristique. Ils servent aussi à justifier les investissements réalisés selon le précepte (qui ne repose sur aucune étude scientifique) qu’un euro dépensé dans la culture génère toujours plusieurs euros de recettes. Christophe Apprill s’interroge encore : « L’usage de la quantification ne peut-il pas être mis aussi au service de l’évaluation objective d’un tissu urbain marqué par de profondes inégalités ? En matière de culture, le problème de Marseille n’est-il pas le déséquilibre de la répartition spatiale des infrastructures culturelles avec une concentration dans l’hyper-centre et un sous-équipement dans les quartiers est, nord et sud ? Se focaliser sur la production de richesse et couvrir de louanges une politique associant le tourisme, la culture et le commerce, n’est-ce pas une façon de détourner l’attention sur les carences de l’aménagement urbain ? ».

Quelles priorités ?
La capitale européenne de la culture a permis ou facilité le financement de grands équipements. Et Philippe Foulquié d’énumérer quelques-uns de ces travaux. Sans MP 2013, le MuCEM n’aurait peut-être pas existé. Grâce à cet événement, la friche La Belle de Mai a pu construire des aménagements significatifs, le musée Longchamp et le musée d’Histoire de Marseille ont été complètement rénovés. Sans oublier les aménagements urbains sur le Vieux-Port et le long du boulevard du Littoral. « Mais, remarque l’ancien directeur et fondateur de la Friche, ces investissements sont concentrés sur un périmètre central, au dépend, une fois de plus, des autres quartiers. Quant à la programmation, elle a offert de beaux événements et un surcroît d’activité indéniable. Pour autant, et au-delà de l’aspect spectaculaire et évènementiel, quel est le sens politique et esthétique qui se dégage de cet empilement de propositions ? ». Nathalie Marteau, directrice du Théâtre du Merlan, est tout aussi dubitative : « Avait-on besoin de MP 2013 pour savoir que les gens éprouvent le besoin de se réapproprier l’espace public ? Par contre, se concentrer sur l’affluence évite de s’interroger sur les contenus artistiques. A croire qu’une Capitale européenne de la culture n’est rien d’autre qu’un accompagnateur de la transformation urbaine et, en aucun cas, un outil de développement artistique et culturel ».

Philippe Foulquié fait état d’un autre malaise : «  Le manque de confiance très affirmé de MP 2013 à l’égard des producteurs locaux. En fait, au lieu de jouer le rôle de coordinateur des projets portés par des producteurs et des artistes du territoire, l’équipe chargée de mettre en place la capitale s’est positionnée en censeur, en juge, avalisant ou refusant des initiatives sans proposer, en retour, la moindre analyse de leurs décisions ». Philippe Foulquié élargit sa critique à l’ensemble des experts « qui imposent leurs vérités et leurs certitudes de manière arbitraire ». Il est également extrêmement acerbe vis-à-vis des « opérateurs mercenaires » qui n’ont aucune considération pour le territoire sur lequel ils interviennent. « La capitale aurait pu être beaucoup plus à l’écoute d’un territoire gravement sous-financé, dans une véritable démarche de soutien aux producteurs. Nous aurions alors pu apprécier comment un peu de financement transforme un paysage artistique et culturel ». Cette analyse est majoritairement partagée par les opérateurs de la métropole. En tout cas, Sylvie Gerbaut, directrice du 3 bis f à Aix-en-Provence2 abonde dans ce sens. Elle intervient au nom du groupe du 27. Ce regroupement d’opérateurs culturels aixois a été fondé pour imposer un dialogue à l’équipe municipale qui dirige la ville d’Aix-en-Provence. Mais, en tant que plateforme d’interpellation politique, il s’élargit désormais à l’ensemble de la métropole. Et il fait, entre autre, le constat que Marseille-Provence 2013 ne s’est pas assez appuyé sur la richesse artistique et culturelle du territoire.

Fabrice Lextrait3 estime, pour sa part, que les défaillances dans la gouvernance de MP 2013 sont aussi de la responsabilité des opérateurs eux-mêmes. « Nous n’avons pas été assez volontaristes quant au mode d’organisation et de production de la capitale européenne de la culture. Nous avons laissé faire les pouvoirs publics et l’association MP 2013. Aujourd’hui, il est beaucoup trop tard pour instaurer un autre rapport de force et espérer modifier les modes opératoires ». Par contre, nous avons réussi à disséminer un certain nombre de succès qui peuvent être fondateurs. Le GR 2013 est pour moi une grande réussite, car ce projet réinterroge la relation entre l’art et la société. Comment poursuivre ce type de démarches ? Comment continuer à orienter les décisions politiques pour qu’elles soient plus attentives aux initiatives qui croisent transformation sociale et activité artistique ? » Une chose est sûre, elles sont trop fragiles et risquent de disparaître. « Comment les acteurs vont ils se mobiliser et agir ? », s’interroge encore le directeur des Grandes tables. Et de prendre l’exemple du J1 qui fut un des lieux emblématiques de la dimension populaire de MP 2013. Le Port de Marseille a lancé un appel à projets sur ce bâtiment. « Vingt dossiers de candidature ont été déposés. Pour notre part, nous nous sommes associés à trois opérateurs architecturaux, culturels et technologiques pour déposer une proposition ». Il s’agit bien évidemment de proposer un usage plus démocratique et non uniquement consumériste de ce lieu.

Un événement au service de quelle vision de la ville ?
Patrick Lacoste, lui, propose un parallèle entre les investissements majeurs (MuCEM, FRAC, Villa de la Méditerranée…) et les mutations urbaines et sociales. D’un côté des équipements structurants, de l’autre, une fracture qui s’aggrave. « Les tensions entre des quartiers de plus en plus paupérisés et des quartiers gentrifiés ont augmenté ces dix dernières années. Durant la préparation de la capitale européenne de la culture, des documents d’orientation stratégiques (SCOT, PLH, PLU) ont été adoptés. Jamais, depuis l’après-guerre, la ville de Marseille n’avait mis en place un PLU aussi ségrégatif. D’autre part, pour résoudre le mal logement, un programme Local de l’Habitat, complètement factice, a été adopté avec aucun moyen pour le réaliser. Ce programme fixe, pour Marseille, à 1 500 le nombre minimum de logements sociaux par an. Pour l’année 2012, 500 ont été financés. Dans une ville qui compte 30 000 demandeurs de logements sociaux ! »
Patrick Lacoste trace également un parallèle entre l’unanimisme affiché quant à la réussite de MP 2013 et le fort consensus des décideurs politiques pour une « ville nouvelle », c’est-à-dire : « Un water front, une skyline, des grands investissements inutiles (Stade Vélodrome, l’Aréna, la Tour La Marseillaise…) ». Jean-Pierre Daniel, ancien directeur de l’Alhambra cinémarseille (cinéma situé à Saint-Henri, dans le 16e arrondissement), va exactement dans le même sens : « L’aménagement du front de mer correspond à un projet qui tourne le dos à la ville. Enfin les touristes pourront venir à Marseille sans croiser un arabe ! ».

Le géographe Boris Grésillon identifie lui aussi une « conjonction évidente entre l’opération Euroméditerranée, qui a vocation à construire un quartier d’affaires et de logements de standing, et le quartier culturel qui a émergé sur le même périmètre avec Marseille-Provence 2013 ». Et il ne s’en étonne nullement : « A partir du moment où il est acquis qu’une capitale européenne de la culture doit accélérer le développement urbain, les processus de gentrification deviennent inévitables ». « En tout cas, la volonté d’instrumentaliser la culture pour la mettre au service d’une certaine vision du renouvellement urbain a parfaitement réussi, reprend alors Patrick Lacoste. La conversion idéologique impulsée par les élites économiques de la ville n’était pas acquise, mais le pouvoir politique a totalement adhéré à cette vision. Pratiquement tous les décideurs, de droite comme de gauche, saluent la construction de la tour La Marseillaise qui va coûter 75 M€. Pour justifier cet aménagement on met en avant la création de 900 emplois. Or, le site Marsactu affirme, après enquête, que le nombre d’emplois permanents serait dix fois moins important. Il faut donc aussi porter au bilan de l’année 2013 ce basculement qui a permis d’imposer l’idée, aux conséquences extrêmement ségrégatives, que Marseille avait besoin de grandes tours sur son front de mer ».
Fabrice Lextrait, en tant qu’ancien directeur du développement des Ateliers Jean Nouvel, ne partage pas cette analyse négative sur la « verticalité ». « Bien sûr, il faut s’interroger sur les montages politiques des opérations, explique-t-il. Mais construire des tours peut répondre, dans le respect de la mixité sociale, à la crise du logement ». Pensons le Matin reviendra, le 14 juin, sur cette problématique.

L’artiste a-t-il toujours droit de cité ?
Les opérateurs culturels du territoire ont-ils véritablement tiré profit de Marseille-Provence 2013 ? « Sans l’année capitale, notre projet serait tout simplement mort, affirme Fabrice Lextrait. Je ne dis pas que nous sommes en bonne santé, mais sans cet événement notre activité aurait disparu. J’ai envie d’avoir une critique positive de MP 2013 ». Une chose est sûre cependant : l’événement ne semble pas avoir enrayé le mouvement de désengagement des collectivités territoriales vis-à-vis du secteur culturel. Tout au plus, la capitale européenne de la culture aura offert un sursis. Les subventions aux associations vont probablement continuer de diminuer. De même, l’événement n’a visiblement pas permis de poser la création artistique comme un enjeu de société essentiel. Il n’a pas enrayé ce que Nathalie Marteau identifie comme une « dégradation catastrophique de la place de l’artiste dans les projets ». Jusqu’aux tournants des années 1990, l’artiste, le créateur, était tout puissant. Cette posture démiurgique renforçait parfois, sinon la coupure, du moins l’incompréhension du « peuple » à l’égard de l’Art. Aujourd’hui, l’éloignement est toujours aussi important, mais les raisons pourraient être toutes autres. « Les politiques culturelles ne se pensent plus du tout avec les artistes, affirme Nathalie Marteau. Ils sont déconsidérés. L’artiste doit s’adresser à des « concepteurs » qui passent commande. Est-il trop bête pour concevoir un événement. Cela participe énormément à l’éloignement entre les artistes et le public  Quant aux chargés de mission qui instruisent les dossiers de subvention, ils ressemblent de plus en plus à des technocrates néo-libéralisés. Les critères d’évaluation essentiellement quantitatifs permettent de pallier l’absence de vision, de réflexion et de sens. Face à une démarche artistique, on ne parle que de chiffres, ce qui traduit un inquiétant rétrécissement de la pensée. Les opérateurs doivent être « réalistes ». Seule la rationalité économique compte. Il faut développer une programmation en fonction du seuil de rentabilité… Et, bien sûr, quand on demande à nos interlocuteurs de préciser ce qu’ils entendent par ces termes, ils en sont bien incapables  ».

La dictature du chiffre
Pour Rémy Duthérage, directeur de la maison pour tous Panier-Joliette, l’artiste participe, au milieu d’autres acteurs, à la création du lien social. Si la consommation culturelle peut se quantifier, elle ne fabrique aucun lien. Or, c’est la qualité du lien qui devrait être avant tout évaluée. « Je travaille dans un quartier où 50% de la population est non diplômé. Et la Ville de Marseille voulait fermer la bibliothèque ! Pour des raisons d’économie ? Mais pour que la ville se développe économiquement, ne faudrait-il pas que la population soit mieux formée, plus cultivée, plus instruite ? Rémy Duthérage rappelle, par ailleurs, que le champ social est lui aussi soumis à la dictature du chiffre. « La Ville de Marseille veut connaître le nombre de personnes qui franchissent la porte du centre social. Les raisons et la qualité de la relation, ils s’en foutent. On nous parle de 1,6 millions de visiteurs au MuCEM. Mais que signifie ce chiffre ? J’y suis allé quatre fois. D’autres six fois. Et tous ceux qui ont juste pris un bain de soleil sur la terrasse ? Ont-ils vécu la même expérience que les visiteurs des expositions ? Comment les gens ont-ils perçu le projet culturel et artistique ? ». « De toute, évidence, le MuCEM pose un acte architectural intéressant et il a ouvert un espace de circulation nouveau et magnifique dans la ville, mais, s’interroge à son tour Boris Grésillon, qu’en est-il du contenu de cet équipement ? Les expositions ne proposent absolument rien de révolutionnaire. On vient y consommer un discours édulcoré sur la Méditerranée ».

Au crédit et au débit ?
Pascal Raoust a été chef de Projet MP 2013, il a notamment travaillé sur les Quartiers créatifs. Il est forcément moins critique que la plupart des autres intervenants. Il énumère ce qu’il considère comme les réussites de la capitale européenne de la culture : « Des investissements structurants, la mise en place d’un mode de gouvernance politique à l’échelle de la métropole, la volonté de produire autrement. Outre les Quartiers créatifs, de nombreux projets ont permis la coproduction artistique avec des populations qui habituellement sont exclues de ces processus ». Pascal Raoust met également au crédit de MP 2013 la reconquête de l’espace public par la population, notamment à Marseille. « La question de la visibilité de ce territoire était indissociable d’une réflexion sur l’appropriation de l’événement par les populations. Le projet concernait aussi « les touristes de l’intérieur ».
Quant aux échecs, selon Pascal Raoust, « ils doivent s’analyser en fonction des moyens financiers dont disposait la Capitale. 90 M€ paraît une somme énorme, mais il faut recontextualiser ce chiffre par rapport à la réalité des coûts de production. Et nous n’étions pas dans une petite ville riche et fortement équipée. Marseille Provence représente un territoire très vaste, très éclaté, avec une ville centre très pauvre. A titre de comparaison, Mons 2015, une ville de la grandeur d’Aix-en-Provence va disposer d’un budget de fonctionnement de 80 M€ ».
Pascal Raoust  estime que si l’investissement dans des équipements structurants est une indéniable réussite, par contre la capitale n’a pas permis l’émergence d’équipements de proximité. « Certains quartiers de Marseille n’ont ni bibliothèque, ni théâtre, ni lieu de pratique musicale. Sans relais, il a été d’autant plus difficile pour MP 2013 d’implanter durablement un projet dans ces quartiers ».

Un détour par Gardanne
Isabelle Miard travaille dans le champ de la culture scientifique et technique. Et c’est à ce titre qu’elle a rejoint MP 2013. Elle a accompagné le projet de Gardanne, la plus petite commune de la capitale. Cette ville a un passé industriel et minier important. La dernière mine n’a fermé qu’en 2003. Gardanne s’est reconvertie à la fois dans les énergies renouvelables et la microélectronique. Pour ce faire, la ville possède un certain nombre d’atouts, notamment L’école des mines de Saint Etienne qui a ouvert le Centre de Microélectronique Georges Charpak à Gardanne. « Une dynamique a ainsi été impulsée, avec notamment une fête de la science, chaque année. Le programme de la ville pour l’année 2013 s’est appuyé sur cette dynamique. Un comité de programmation a travaillé sur ces enjeux de culture scientifique avec, à la clé, un budget de 350 000€ ». 2013 a notamment été l’occasion pour Gardanne d’affirmer la dimension culturelle d’un ambitieux projet d’hôtel d’entreprises situé sur l’ancien puits de mine Miranda. « Parallèlement à MP 2013, une étude de faisabilité a été engagée avec la perspective de développer un pôle économique et culturel au croisement de la science, de l’industrie et de la création ».
Gardanne s’est aussi appuyée sur sa tradition de culture populaire et de solidarité. Beaucoup de manifestations ont associé des artistes locaux et des pratiques amateurs qui sont aussi très développées dans cette ville. « De même, nous souhaitons construire le projet de culture scientifique avec les habitants, en mariant une dimension événementielle et une dimension participative, notamment par le biais d’ateliers de création numérique ». Philippe Foulquié rappelle alors que Gardanne, contrairement à beaucoup d’autres villes, « bénéficie de la vision et du sens politique de son maire ».

L’art dans l’espace public n’est jamais politiquement neutre
Pierre Berthelot, codirecteur artistique de la compagnie de théâtre de rue Générik Vapeur (mais aussi l’un des fondateurs de la Cité de arts de la rue), rappelle tout d’abord que les pratiques artistiques dans l’espace urbain ont longtemps été marginalisées par les pouvoirs publics. Mais, désormais, et même si les moyens ne sont pas toujours à la hauteur des besoins, la reconnaissance institutionnelle est indéniable. Les propositions artistiques dans l’espace public ont d’ailleurs été un enjeu important pour MP 2013. Le bilan proposé par Pierre Berthelot est pour le moins positif : « La capitale européenne a été extraordinaire. On a parlé de Marseille différemment. Chacun a trouvé sa place et l’espace public a été à l’honneur. J’ai pu développer mon projet de 17e arrondissement de Marseille et inviter des artistes avec qui je travaille dans le monde entier ». La capitale européenne de la culture a indéniablement été un accélérateur pour des équipements structurants. Et pas que le MuCEM. « La Cité des arts de la rue a mis vingt-deux ans à sortir de terre. Mais dès que Marseille a reçu le label européen les choses ont été très vite ». Des intervenants estiment cependant que plusieurs projets dans l’espace public, notamment l’inauguration, manquaient singulièrement de puissance artistique. Les arts dans l’espace public n’échappent pas, loin s’en faut, à certaines contradictions. Comment s’adresser au plus grand nombre sans être consensuel ? Comment répondre à une commande publique (sans laquelle il n’est pas possible de travailler), tout en préservant la dimension critique (pour ne pas dire subversive) de la création artistique ? Dans son ouvrage Outdoor art, la philosophe Joëlle Zask nous rappelle que l’espace public n’est absolument pas neutre, ni démocratique a priori. Au contraire, il est un lieu où le pouvoir « s’expose » et, pour cela, il fait notamment appel à des artistes. Certains se mettent au service des commanditaires, d’autres détournent la commande, mais rares sont ceux qui, tout en refusant catégoriquement de rentrer dans le jeu, arrivent à être visibles autrement que de manière clandestine, dans l’espace public.

Les invisibles
Fabrice Lextrait cite un grand absent de l’année 2013 : « Les cultures hip hop. Pas comme un alibi, mais comme une réalité qui s’exprime fortement sur ce territoire ». Jean-Pierre Daniel évoque, à son tour, quelques autres parents pauvres de la capitale européenne de la culture : « L’itinéraire du cinéma dans cette aventure est désolant et ne parlons pas de la littérature et de la poésie ».
Le responsable du CIQ Saint-Mauront/Villette énumère encore d’autres manques, mais pas uniquement artistiques ceux-là : le déficit d’équipements publics, d’écoles, de crèches. Le tout dans un quartier, La Belle de Mai, abandonné culturellement. « La fermeture du théâtre du Gyptis participe de ce sentiment d’abandon. Le projet du Comptoir la Victorine est également fortement menacé ». Ce lieu, qui regroupe des associations culturelles et artistiques (parmi lesquelles les compagnies l’Art de vivre et Les Pas perdus qui, dans des registres très différents, pratiquent des formes d’art partagées), nécessite en effet des travaux de mises aux normes importants, et la position de la Ville de Marseille sur ce dossier est pour le moins ambiguë.

Car, si ce territoire est quelque peu délaissé par les politiques publiques de la culture, il n’en est pas moins culturellement très riche. Et notre intervenant de mentionner une proposition « populaire » qui fut présentée au Théâtre Toursky le 20 décembre 2013. Un travail artistique porté par l’association Alafou et la Compagnie Mémoires Vives qui traitait de l’histoire des immigrations à Marseille. Le spectacle, intitulé Sur les Traces de nos pas, a été précédé d’un forum sur le thème : quartiers populaires, cultures populaires : quel bilan ? Quel avenir ?  « La salle était archipleine. Le spectacle complètement professionnel. Les gens ont écouté, compris un propos complexe et ils ont chaleureusement applaudi. Beaucoup continuent de croire que ce public n’existe pas. C’est quand même dommage que ce type de proposition qui s’adresse aux gens des quartiers ne rencontre pas un écho plus important du côté des « grands » théâtres ».
Sa voisine confirme. « Je m’interroge sur le lien possible entre les artistes et les publics. Des jeunes étaient dans la salle et ils étaient concernés. Ce n’était pas vraiment le cas, lors de certains grands événements soi-disant populaires de l’année 2013. Les gens étaient dans la rue, ils voulaient participer, mais beaucoup, comme moi, ne saisissait pas la nature de la proposition. On attendait beaucoup et on n’a pas vu grand-chose ». Un événement qui n’a pas d’autre ambition que de rassembler des foules peut difficilement faire sens, contrairement à un projet qui est le fruit d’un long processus de travail et de réflexion.

Une histoire d’art populaire
Ben Kerste, doctorant en sociologie, propose d’ailleurs une remise en contexte de l’aventure artistique qui a abouti au spectacle au Toursky, en décembre 2013. Il rapproche tout d’abord cette démarche d‘autres expériences artistiques menées dans les quartiers populaires. Ben Kerste évoque tout d’abord la mémoire d’Akel Akian. Cet homme de théâtre, disparu en janvier 2012, n’a cessé, avec sa compagnie Le Théâtre de la mer, de proposer des spectacles contemporains à destination de tous les publics. Il encourageait les jeunes et les moins jeunes à se saisir du théâtre pour exprimer leur point de vue sur le monde et sur leur vie. Le film documentaire d’Alain Duffau, Tout était possible, revient sur ce parcours qui, dans les années 1980, a participé à la construction de l’histoire culturelle du territoire du Grand St-Barthélémy. Des démarches que les institutions ont bien du mal à reconnaître. « L’association Alafou est l’une des héritières de cette histoire, poursuit Ben Kerste. Et elle est toujours aussi vivante et toujours aussi fragile… Des associations ont déjà porté de multiples projets participatifs dans ces quartiers. Il y eu notamment des ateliers de hip hop couplés avec des moments de visibilité publics, des festivals. Ils se sont développés sur les quartiers nord pendant plusieurs années. Jusqu’en 2002, où les financements politiques de la ville ont été retirés. Mais l’initiative a recommencé en 2007, avec un regroupement de jeunes (et d’un peu moins jeunes) qui ont créé l’association Alafou ».

De par leur sujet et leur thématique, ces projets s’adressent directement aux populations. Les gens se sentent forcément concernés. Parfois même, ils sont directement impliqués. La connivence entre les spectateurs et les artistes sera d’autant plus forte que le projet s’appuiera sur les talents du quartier, sur les voisins. Et Ben Kerste de souligner très judicieusement que la rencontre entre ces projets qui sont vraiment « out » et ceux qui sont plus ou moins « in » ne se fait pratiquement jamais.

Où l’on reparle de la participation
« Il y avait finalement peu de projets participatifs durant cette capitale européenne de la culture, reprend Boris Grésillon. Le J1 avec l’initiative de l’atelier du large qui fait un énorme travail de collecte photographique auprès des habitants, la Friche la belle de Mai, les Quartiers créatifs… C’est peu surtout dans un territoire où la population ne demande qu’à s’impliquer ». Comme le fait remarquer Claude Renard, la participation est impossible sans un minimum de démocratie de proximité. « En amont de MP 2013, aucune maîtrise d’usage des acteurs n’a été envisagée. Ce déni de démocratie n’est pas nouveau. En 2002, la loi a instauré la mise en place de Conseil de quartiers qui étaient censés favoriser les espaces de dialogue. Marseille n’a pas appliqué cette loi sous prétexte que la ville était déjà dotée de CIQ. Mais ces structures centenaires ne correspondent plus du tout aux enjeux de transformation de la ville ».
En réaction à ces postures hégémoniques, des microprojets fleurissent de toute part. Claude Renard évoque un blog, «Un  territoire en marche et en démarche »4, ouvert par des citoyens du 3ème arrondissement. Ces derniers revendiquent des instances de débat plus démocratiques. Ils imaginent des propositions concrètes pour une plus grande maîtrise d’usage.
Claude Renard énumère ensuite des contre-exemples, des projets d’aménagement qui ont été initiés à la Belle de Mai, sans tenir compte des besoins des populations. « En 2013, la fête du quartier a vu sa subvention diminuer. Le parc de la maternité, qui offrait l’un des seuls espaces verts du quartier, a été privatisé. Et la Friche n’a même pas été informée que son plus proche voisin allait devenir un hôtel de tourisme. Les jardins partagés de la Friche ne pourront donc pas s’étendre de l’autre côté de la rue. Sans oublier le fait qu’il n’y a pas de bibliothèque municipale dans le 3e arrondissement, soit une population de 45 000 habitants… ». Par contre, si l’on en croit Claude Renard, les grandes photos que l’artiste JR a réalisées (dans le cadre des Quartiers créatifs) ont réellement enthousiasmé les gens du quartier. « L’effet miroir a parfaitement fonctionné ».

Pierre-Alain Cardonna estime, lui-aussi, que l’un des échecs indéniables de MP 2013 concerne la participation des habitants. « Certes l’affluence a été importante, certes beaucoup de Marseillais ont été touristes de leur propre ville, mais l’un des enjeux de la capitale européenne de la culture concernait la prise en compte du contexte social. Or, la situation sociale à Marseille s’est aggravée en 2013. Il n’est pas question de dire que c’est de la faute à la capitale européenne de la culture mais, de toute évidence, cet événement n’a pas su fédérer les énergies qui fabriquent du lien social ».

Le geste architectural invite-t-il à participer ?
Pour Christophe Apprill, les lieux ont beau prétendre être ouverts à tous, concrètement, à l’usage, leur accessibilité reste encore trop limitée. Et de prendre l’exemple des trois institutions qui ont été les plus fréquentées en 2013 : le MuCEM, le J1 et la Friche La Belle de Mai. « La citoyenneté s’exerce aussi en marchant. Les espaces extérieurs du MuCEM sont ouverts gratuitement au public. Le J1 également. Le toit terrasse de la Friche fonctionne sur le même principe d’ouverture à certains moments de la journée et sous certaines conditions5. Ce sont des espaces privés, mais ouverts au public. De plus, dans ces trois lieux, il y a un effet de belvédère. On nous invite à prendre de la hauteur. Cela crée un effet de culture hors sol, notamment par rapport à l’environnement immédiat. La relation entre la Friche et le quartier de la Belle de Mai, un territoire particulièrement touché par la précarité économique, est en ce sens emblématique. Le lieu n’est pas ouvert au public au sens physique du terme. Le sociologue Olivier Donnat6 rappelle, qu’après quarante ans d’échec de la démocratisation culturelle, il serait temps de s’interroger sur la gouvernance des institutions et sur leur mode d’ouverture aux publics et aux habitants ».

Fabrice Lextrait estime pour sa part que la Friche tente d’inventer les conditions d’un rapport plus démocratique à l’art et à la culture. « Il ne faut pas occulter l’héritage historique de ce lieu qui était une manufacture de tabac, avec tout ce que cela comporte de vision idéologique portée par les empires industriels de l’époque. Le projet architectural de la Friche n’a pas cassé cette « géographie » mais la question d’une ouverture plus grande aux populations du quartier est au centre des préoccupations de ce lieu qui n’est pas, en tout cas pas encore, une institution ».

« Il ne suffit malheureusement pas d’ouvrir des portes pour que les gens entrent dans un lieu, renchérit Pascal Raoust. Le MuCEM est, certes, très fréquenté, mais pas par les gens du Panier qui sont les voisins du lieu. Pourtant, une passerelle a été construite pour relier le quartier au musée. Mais ça ne suffit pas. Ceux qui sont les plus prêts de l’institution sont sans doute ceux qui la fréquentent le moins ». Ainsi, Rémy Duthérage, dont le centre social est situé à côté du MuCEM, affirme n’avoir eu que très peu de contact avec les relations publiques du musée. « Effectivement, ouvrir des portes ne sert à rien tant que les gens ne se sentent pas autorisés à entrer. Il faut que ces espaces soient identifiés comme des lieux de vie sociale. Les artistes sont des acteurs sociaux comme les autres. Pour que la population aille à leur rencontre ils doivent investir des lieux de la vie sociale et non uniquement des institutions culturelles où l’on pratique l’entre soi ».

De la réflexion à l’action collective
Barbara Rieffly présente rapidement le programme de recherche « Public et pratique culturelle Marseille Provence 2013 », initié par Sylvia Girel (Aix-Marseille Université)7. Ce projet collectif et pluridisciplinaire (sociologie, anthropologie, sciences politiques, sciences de l’information et de la communication…) questionne, à partir d’enquêtes de terrain, la place des publics et des pratiques dites « culturelles » au cours de l’année 2013, à Marseille. Il a donné lieu à un colloque qui s’est déroulé en décembre 2013. Par ailleurs, Barbara Rieffly souligne que sans les interventions des administrations culturelles et sans le soutien du monde économique, la création artistique serait encore plus fragilisée. Boris Grésillon rappelle alors que les artistes n’échappent pas à l’esprit dominant de consumérisme. Le géographe estime, par exemple, que durant l’année capitale européenne de la culture, plusieurs propositions dans l’espace public ont participé au système de consommation culturelle. Et Patrick Lacoste de constater, à son tour, que, globalement, les artistes et les opérateurs culturels ont semblé peu mobilisés par la dimension politique et sociale de la transformation urbaine.

Faut-il, pour autant, céder au découragement ? Pierre-Alain Cardonnat refuse que tous ces constats négatifs débouchent sur un sentiment d’impuissance. Il milite pour une dynamique collective qui « permettra ensuite d’imposer un débat avec les décideurs économiques et politiques ». Il situe bien évidemment cette démarche « de gouvernance partagée » dans la perspective des toutes prochaines élections municipales8.

*Piketty Thomas, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013




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