En quête de peuple… (15/3/2011)

peuple

Pensons le matin a abordé deux sujets sans liens apparents. Colette Tron avec son association Alphabetville s’interroge sur notre principal déficit démocratique : « Le peuple manque-t-il ? ». Quant à Ulrich Fuchs, actuel directeur délégué de Marseille Provence 2013, il a été l’un des principaux artisans de Lintz 2009. Une capitale européenne de la culture n’a-t-elle pas toujours vocation à être populaire ?


Compte rendu de séance


Colette Tron, responsable de l’association Alphabetville, organise des temps de rencontre et de débat sur les relations entre arts et technologies de la communication. Cette démarche aborde toujours les problématiques esthétiques à l’aune des enjeux politiques essentiels pour la cohésion de nos sociétés contemporaines. Le dernier projet porté par Alphabetville incarne parfaitement cette posture, il nous invite à nous pencher sur une question que Paul Klee a formulé en ces termes : « Le peuple manque-t-il ? ». En somme, de quoi est constitué un peuple, juridiquement, politiquement, socialement ? A quelle communauté de destin ce terme renvoie-t-il ? Quelles sont les appartenances, les identités et les représentations fondatrices de cette notion ? Le peuple se définit-il lui-même en tant que tel, ou cette définition lui est-elle exogène, imposée de l’extérieur ? Il paraît évident que ce mot, dans ses multiples acceptions, est porteur d’une certaine connotation péjorative. Ce qui relève du peuple aura tendance à être assimilé à une certaine pauvreté « d’esprit » afin de justifier la suprématie exercée par les « élites ». Cette dichotomie est sensible dans l’opposition entre art populaire et Grand Art. Le peuple se voit donc assigné à une place, mais en plus il est sommé de ne pas contester cette assignation. Il n‘a d’autre droit que de la juger légitime, « naturelle ». Il s’agit donc bien ici d’un processus de représentation collectif. Mais, de toute évidence, le peuple est mal représenté politiquement. « Et artistiquement est-il représenté avec justesse ? » s’interroge Collette Tron. Non, si on regarde les productions culturelles dominantes. Faut-il insister sur le fait que la culture de masse, en générant de l’indistinction, participe d’un phénomène d’aliénation ? Une audience, un audimat ne constitue en aucun cas une communauté.

Il faudrait donc plutôt envisager le peuple comme une multitude de singularités qui, à un moment donné, vont s’agréger pour se constituer en collectivité et ce autour de valeurs communes. Comment se fabriquent ces identités (historiques, nationales, religieuses, culturelles, politiques…) dans lesquelles nous nous reconnaissons plus ou moins ? Pourquoi ont-elles trop souvent tendance à être exclusives ? Nos appartenances se définissent alors par l’exclusion de ce que nous ne sommes pas. L’art permet de sortir de ces enfermements parce qu’il souligne le caractère aléatoire et subjectif de toute frontière. L’œuvre, dont le champ d’interprétation ne sera jamais clos, ne peut prétendre à l’univocité, ni à la pureté. De toute façon, son efficience ne se situe pas dans le champ de « l’action ». En cela, l’art n’est pas politique. Mais, on peut penser avec Hannah Arendt que les objets qu’il fabrique sont posés dans le monde, entre nous, à égale distance de chacun, et le lien invisible qui se tisse alors nous fait tenir ensemble.

« Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour »*

Hannah Arendt
Condition de l’homme moderne. 1961. Réédition Calmann-Lévy. Agora Pocket.

.

Le problème n’est pas tant d’admettre que nous devons élire les formes qui pourront prétendre à être les plus représentatives de ce peuple. Tout ne se vaut pas, et le jugement esthétique nous arrache justement à l’indistinction dans laquelle essaient de nous maintenir les industries de masse. Ce  n’est pas non plus le principe de délégation qui pose problème. Cette dernière est fondatrice du système démocratique. Mais les modes de délibération doivent être véritablement pensés et mis en œuvre dans l’unique intérêt de la communauté. Non seulement en son nom, mais pour elle et avec elle. De toute évidence, ces espaces de débats, ces agoras, qu’elles soient esthétiques ou politiques, sont terriblement déficientes aujourd’hui.

Alors que nous avons besoin de construire du commun à partir de notre multitude, le système de validation culturelle consiste essentiellement à chercher à contraindre, par tous les moyens possibles, l’effervescence artistique. La sélection des quelques œuvres prétendument « excellentes » s’exerce uniquement à partir d’un présupposé de rareté. Ce mécanisme conforte la domination de l’élite sur les masses. Une posture idéologique qui, comme l’explique Giselle Gros Coissy, s’inscrit dans une généalogie historique et politique. La décentralisation culturelle a été la traduction de cette approche verticale qui a favorisé certaines esthétiques et ainsi freiné l’émergence de tout un pan de la création. Aujourd’hui encore, le système d’administration de la culture repose sur ce schéma de pensée. Il suffit pour s’en convaincre de regarder certaines nominations à la tête des grandes institutions culturelles. Mais, pour Philippe Foulquié, le challenge consiste à éviter d’opposer systématiquement les pratiques institutionnelles et celles des espaces projets de démocratie culturelle, pour, au contraire, faciliter la circulation et la confrontation des différentes esthétiques et ainsi favoriser le rapprochement entre la population et l’art.

Comme le souligne alors Patrick Lacoste, cette disparition du peuple s’inscrit aussi dans un long processus de dépossession des racines populaires.

« Christopher Lasch avec son essai Culture de masse ou culture populaire ? a été l’un des fondateurs de la réflexion sociologique sur ces questions d’effacement de la mémoire populaire. Il a montré comment l’industrialisation culturelle conduit à la réification et à la marchandisation de l’art »

Christopher Lasch
Culture de masse ou culture populaire ? Essai. Traduction de Frédéric Joly. Préface de Jean-Claude Michéa. 1981. Réédition Flamarion 2011.

. Ce livre qui était introuvable, en France, depuis trente ans, vient d’être réédité**.

De même, le conflit entre l’art et l’action politique a déjà été posé dans le passé et de manière très radicale, notamment par le courant artistique du Bauhaus qui s’opposait à toute tentative d’asservissement de la création artistique à un projet idéologique. La culture prolétarienne, telle que la prônait, en 1917, les purs et durs de la Révolution russe, ne pouvait être que vouée à l’échec. Anatoly Lunacharsky, qui fut le premier responsable de la culture et de l’éducation du régime soviétique, s’est d’ailleurs battu, jusqu’en 1929 (date de son éviction), pour que les artistes et les intellectuels soient associés à la révolution bolchévique. Il a toujours combattu les courants qui voulaient soumettre les formes de création artistique à la ligne du parti.

Le projet porté par Colette Tron interrogera sans doute cette dimension historique. Une mise en perspective qui concernera autant les incidences de la révolution industrielle sur la création artistique que les contextes politiques du nazisme ou du communisme soviétique.

Dans un passé beaucoup plus récent, Ulrich Fuchs, actuel directeur général adjoint de Marseille Provence 2013, a participé à la mise en place d’une autre capitale européenne de la culture : Linz 2009, en Autriche. Dans le cadre de Pensons le matin, il a proposé une mise en perspective de cette expérience.

« Avec 200 000 habitants, Linz est la troisième ville d’Autriche après Vienne et Graz (qui fut d’ailleurs capitale de la culture en 2003). Considérée comme la capitale  d’une région économique forte, elle est moins marquée par les clichés sur l’Autriche. Par contre, elle doit assumer un héritage extrêmement douloureux, et pour cause : elle fut la ville favorite d’Hitler »

. Elle est, d’autre part, située à côté de Mauthausen, l’un des plus grands complexes concentrationnaires nazis. Pendant la seconde guerre mondiale, Linz était un  centre industriel majeur qui produisait des composés chimiques et de l’acier pour la machine de guerre allemande. Aujourd’hui, Ulrich Fuchs parle

« d’une ville de travail dont la sensibilité politique est à gauche »

. En ce qui concerne la politique culturelle de Linz,

« la direction de la culture de la ville a développé des projets à long terme. Les premières réflexions sur la capitale européenne de la culture date de 1990. Cette politique nous a beaucoup aidé, car elle a préparé le terrain avec les acteurs et les opérateurs de la ville ».

Les responsables locaux ont décidé sciemment de confier la direction de Linz 2009 à des personnalités extérieures : un Suisse, Martin Heller et un Allemand, Ulrich Fuchs.

« Nous avons commencé à travailler fin 2005. Nous nous sommes immergés dans la ville comme des ethnologues. Nous avons rencontré les milieux culturels, universitaires, politiques et économiques… »

. Les premières impressions d’Ulrich Fuchs :

« Cette ville n’était pas du tout préparée à l’accueil de touristes, surtout pour des périodes courtes. Et puis, la manière dont elle se présentait manquait singulièrement de modernité. Elle n’arrivait pas à assumer sa vocation industrielle. Tout d’abord parce que cette dimension la rattachait à son passé nazi. Mais aussi à cause de la très forte pollution que ces industries ont causé dans les années 1950 et 1960. Pourtant, Linz a su muter et s’orienter vers une industrie de haute technologie. Nous nous sommes donc attachés à changer l’image de la ville »

. Quelle narration inventer ?

« Nous avons mis l’accent sur un triptyque nature-culture-industrie qui sont les trois facteurs d’attractivité de cette ville »

poursuit Ulrich Fuchs. En effet, l’environnement est aussi un atout non négligeable, car n’oublions pas que le Danube traverse Linz.

Pour accompagner la capitale européenne de la culture, la ville a investi dans certains projets emblématiques comme le Festival Arts Electronica qui a vu son équipement considérablement réaménagé  et agrandi (30 M€). Des investissements conséquents ont également été consentis pour le musée régional et l’opéra de Linz.

En ce qui concerne la capitale européenne de la culture à proprement parler, 2500 projets ont été spontanément déposés par les opérateurs. 220 ont été retenus. Le budget de programmation était de 71 M€ ; 60 M€ assurés par les pouvoirs publics et 11 M€ de mécénat.

« Comparés au 90 M€ du territoire de Marseille Provence qui est beaucoup plus vaste, le budget de Linz était plutôt confortable. Je suis donc assez sceptique sur le fait que Marseille Provence 2013 pourrait initier 500 projets. D’autant plus que j’estime important de garder une réserve pour l’année qui suit la capitale européenne de la culture. Ainsi à Linz 1,7 M€ ont été consacrés en 2010 à des projets qui s’étaient révélés pertinents en 2009. Sur le territoire de Marseille Provence, il serait judicieux de penser à un accompagnement similaire afin d’éviter qu’en 2014 les opérateurs et les artistes se retrouvent dans une situation économique trop difficile ».

 

Ulrich Fuchs revient ensuite sur les moments marquants de Linz 2009. Quelques grands événements ont commencé avant l’année capitale.

« En septembre 2008, nous avons organisé une exposition sur la politique culturelle que les nazis ont mis en place dans cette ville. Nous ne voulions pas évacuer cette histoire et, en même temps, il ne fallait pas rester enfermé dans le passé. Nous avons donc décidé d’aborder le sujet le plus en amont possible. Nous étions ensuite d’autant plus libres de focaliser l’année 2009 sur le présent ».

D’autres projets d’envergure ont été initiés en amont de l’année capitale européenne de la culture. Des musiciens autrichiens ont entrepris un tour d’Europe sur le Danube vers la mer  Noire (en 2007) et vers la mer du Nord (en 2008). Certainement une manière originale de promouvoir l’événement à venir.

« Dès 2007, nous avons également lancé une démarche concernant l’art dans la cité » poursuit Ulrich Fuchs. « Pour le premier volet, des artistes ont investi les vitrines des magasins de la ville. En 2008, les souterrains de la cité furent à leur tour visités par l’art. Et en 2009, cette exploration urbaine par l’art s’est conclue sur les toits. Ce parcours d’art contemporain existe toujours et une nouvelle édition aura lieu cette année ».

 

Parmi les événements marquants de l’année 2009, Ulrich Fuchs évoque Best of Austria.

« Nous avons demandé aux musées et fondations du pays de nous proposer trois œuvres de leur choix. L’exposition couvrait ainsi tous les styles et tous les siècles, dans une approche très ironique de la question du best of en art, Cette absence revendiquée de ligne esthétique a provoqué beaucoup de débats »

. Le délégué général de Marseille Provence 2013 cite également Pixel hôtel qui n’est pas sans rappeler le projet marseillais Hôtel du Nord, puisqu’il s’agit également de proposer des hébergements dans des lieux inhabituels.

« D’ailleurs, cette initiative est toujours opérationnelle »

. S’inspirant du Voyage autour du Monde en 80 jours de Jules Vernes, la capitale a également proposé, en collaboration avec Ars Electronica, son propre périple autour de la planète. Une déambulation virtuelle dans vingt lieux particulièrement concernés par les grandes questions d’avenir. Le quatre-vingt-unième jour, tous les protagonistes furent réunis dans le cadre d’un « conclave stellaire ». Autre initiative très singulière, le geste d’un artiste coréen, Hito Steyerl, qui a mis à nu un bâtiment construit pendant le nazisme. Par là-même, il a éclairé la « vie quotidienne » sous la tyrannie hitlérienne. Ulrich Fuchs doute qu’une telle initiative eût été possible si la ville n’avait pas totalement délégué la direction artistique. Citons également le travail de mémoire réalisé avec In Situ : des textes qui éclairent soixante-trois sites ayant été impliqués dans le système de persécution nazie.

Linz 2009 a aussi présenté, entre autres, des festivals de théâtre contemporain, de musiques actuelles sous chapiteau, de BD et des débats scientifiques ouverts au plus grand nombre. Une Maison des Histoires a servi d’écrin à toutes les traces laissées par les projets initiés dans le cadre de cette capitale européenne de la culture. Sans oublier plusieurs projets participatifs avec les écoles ou les habitants, une maison dédiée aux projets amateurs, et même la construction de pôles de tranquillité dédiés à la lutte contre la pollution sonore. Quant aux taxis de la ville, ils ont été incités à devenir les premiers ambassadeurs de la capitale culturelle…

Si majoritairement les membres de Pensons le Martin jugent favorablement cette présentation de Linz 2009, Jean-François Neplaz, reste, lui, très critique sur la dimension populaire de l’évènement. Il doute tout autant que Marseille Provence 2013 serait véritablement populaire. Il pense, au contraire, que le peuple est encore une fois un alibi, que les fractures et inégalités profondes ne sont pas vraiment problématisées, encore moins résolues.

De toute façon, quel parallèle peut-on tracer entre Linz 2009 et Marseille Provence 2013 ? Ulrich Fuchs souligne surtout le déficit de gouvernance de notre territoire et la difficulté à unifier un espace politiquement aussi éclaté. En outre, il estime qu’il n’est pas forcément judicieux que les capitales européennes de la culture s’éparpillent sur des aires métropolitaines trop vastes. Il affirme qu’il serait plus pertinent de se recentrer sur la notion de ville.

Ulrich Fuchs insiste aussi sur la totale indépendance artistique du projet  de Linz: « Nous avons pu monter des actions audacieuses que le pouvoir politique aurait eu du mal à valider ». Comme le fait alors remarquer Patrick Lacoste, le territoire de Marseille Provence semble beaucoup moins en capacité d’affronter son histoire et les sujets qui fâchent. Et de citer la colonisation qui, au XIXe siècle, a permis à la cité phocéenne de s’enrichir, ou les poussées de xénophobie qui ont souvent accompagné l’arrivée de populations nouvelles. Christian De Leusse pense, lui-aussi, que Marseille n’arrive pas à assumer son passé.

« Il serait passionnant, par exemple, de revenir sur la période de l’occupation, de remettre en lumière à la fois les lieux de la présence allemande et ceux de la résistance. Comment cette résistance s’est-elle organisée, avec quels réseaux politiques ? Comment a-t-elle permise à des artistes de survivre ? Qui connaît cette histoire ? ». Et Ulrich Fuchs de confirmer : « Nous avons peu de projets sur le thème migrations et mémoire »

. Par contre, il identifie des initiatives artistiques à la fois audacieuses, ancrées dans la tradition populaire du territoire et en lien avec la dimension euroméditerranéenne. Et de citer Transhumance, une initiative de la compagnie le Centaure, qui verra converger sur Marseille trois processions animales et humaines questionnant ainsi notre rapport ambigu à la nature. Il met en avant également le projet de création d’un GR 2013, porté par un collectif d’artistes-marcheurs.

« Cette approche, tout en étant très contextualisée, lie préoccupations artistiques et environnementales. Elle me semble particulièrement pertinente »

.

Puis il rappelle que Marseille Provence 2013 n’a pas vocation à se substituer aux politiques culturelles territoriales. En outre, la capitale européenne de la culture ne peut pas se focaliser uniquement sur les projets émanant des opérateurs locaux ; elle a aussi vocation à accueillir des artistes internationaux.

Enfin, il pointe une grande différence entre Linz 2009 et Marseille 2013 : dans le premier cas, l’événement venait parachever un projet politique d’unification du territoire ; dans le second, il est censé initier cette métropolisation.

« On attend de ce projet qu’il résolve un problème que les politiques ont été incapables de prendre en charge, analyse pour sa part Philippe Foulquié.  Par contre, un certain nombre d’opérateurs culturels ont déjà intégré cette dimension métropolitaine »

. Patrick Lacoste souligne, lui aussi,

« la faillite totale des pouvoirs politiques locaux sur la métropolisation du territoire. Le tout dans un contexte de réforme des collectivités imposée par l’Etat de manière absolument pas démocratique ».

* Hannah Arendt. Condition de l’homme moderne. 1961. Réédition Calmann-Lévy. Agora Pocket.

** Christopher Lasch. Culture de masse ou culture populaire ? Essai. Traduction de Frédéric Joly. Préface de Jean-Claude Michéa. 1981. Réédition Flamarion 2011.

Infos pratiques


Au Grandes Tables de la Friche La Belle de mai

Le samedi 15 mars 2011 à 9h30

 




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