L’espace public, quel genre ? (24/9/2016)

Genre et Ville

Les femmes dans la ville et l’espace public. Dans la mesure où la thématique du genre n’est pas familière des politiques publiques, envisager la ville à travers ce prisme constitue un pas de côté. Les travaux de Yves Raibaud (2015) sur l’agglomération bordelaise tendent à montrer comment « la ville est fabriquée par des hommes et pour les hommes ». Qu’en est-il des rapports sexués dans les processus de conception, d’aménagement, d’usage et de pratique des espaces publics urbains ? Quels rapports de domination, voire de coercition, sont observables ? Est-il possible de porter un autre regard que celui de la domination masculine (Pierre Bourdieu, 1998) sur les femmes et les minorités sexuelles ? Comment concevoir des politiques intégrant ces questions ? On mesure sans peine que cette thématique débouche sur un foisonnement de questions. Nous concevons donc cette matinale comme une introduction à un chantier plus vaste où la thématique du genre pourra être transversale à d’autres séances en 2016-2017.

Intervenants


  • Daniela Levy, Diplômée en sciences sociales et en sciences politiques, Daniela s’est spécialisée sur les enjeux liés aux droits des femmes, au travers de ses fonctions de coordinatrice d’actions humanitaires (Inde et RDCongo) et aujourd’hui, de coordinatrice de projets sociaux. (06 82 12 62 37 / daniela_levy@hotmail.fr)
  • Christian de Leusse

Regard sur la rencontre :

Élisabeth introduit la séance en citant une phrase de Houda Benyamina, la réalisatrice du film « Divines », à propos du droit des femmes : « c’est avant tout une question de droit humain. Le jour où on parlera d’inégalité plutôt que de féminisme, on rendra la lutte universelle et on avancera ». Je voulais placer ce débat d’aujourd’hui en termes d’égalité plutôt que de féminisme. Donc, pour engager la séance, je poserai à la salle la question : « pour vous le genre, c’est quoi ? »

Nathalie répond que le genre est comme une ligne avec un curseur qui oscille du féminin au masculin et inversement. Il est mouvant et peut changer au cours d’une vie humaine. Il n’est pas d’un côté ou d’un autre, il se balade entre le pôle du féminin et le pôle du masculin. C’est comme le Yin et le Yang au sein de la même personne.

Pierre trouve la question difficile. Si on parle de biologie, ou d’évolution psychologique, ou d’environnement, la réponse dépend de l’endroit où on se situe. La biologie renvoie au sexe alors que le genre renvoie à une construction culturelle plus ou moins stabilisée. On parlera évidemment plus de la ville et du genre, que de la ville et du sexe.

 

Daniela Levy :

Est-ce que l’idée de « ville et genre » est un sujet en soi ? En effet on peut avoir l’impression d’évoluer en ville dans un environnement mixte et égalitaire. D’ailleurs les constructeurs de la ville parlent de leur intention de construire une ville pour tous, sans différencier les places de chacun. Pour autant, quand on y regarde de plus près, on peut voir trois niveaux d’exclusion des femmes. Le premier niveau est politique : qui fait la ville ? qui prend les décisions qui concernent la vie quotidienne ? Aujourd’hui on voit que les décisionnaires sont majoritairement des hommes. Si on regarde les noms des rues et des places, seuls 2% de ces éléments portent des noms féminins. Ainsi, non seulement les femmes ne sont pas suffisamment entrées dans l’histoire, mais de plus celles qui y sont entrées, mais qui ont été oubliées, sont nombreuses. Ensuite le deuxième niveau d’exclusion est l’accès aux équipements urbains. Enfin le troisième niveau est inclus dans le harcèlement de rue, qui interroge les rapports de domination et de pouvoir rendus visibles dans l’espace public. Quelle légitimité des différences observées et comment créer un environnement plus égalitaire ?

Sur cette impression de la ville comme un espace mixte et égalitaire, revenons sur les termes. Par mixité, on peut penser à une utilisation mixte des espaces par les femmes comme par les hommes. Or l’INSEE a mesuré les déplacements et la manière d’investir la ville, et montre que les femmes investissent davantage les espaces du fait de leurs responsabilités dans l’ordre du don ou du « care » : s’occuper des enfants, ou accompagner des parents âgés ou des personnes handicapées, et ainsi multiplier les déplacements pour servir les uns et les autres. Ceux-ci s’ajoutent à leurs activités professionnelles. Dans les transports collectifs, elles sont surreprésentées mais, la nuit, ce rapport tombe à une femme pour huit hommes. Ici, c’est la sérénité qui prime sur la fonction utilitariste. D’autres études montrent que les choix établis par les femmes dans leurs déplacements ne sont pas neutres :  choisir une rue plutôt qu’une autre relève de stratégie d’évitement du risque, potentiel ou ressenti. Prenons une place : les hommes iront davantage pour la traverser alors que les femmes la contournent pour rechercher l’invisibilité. Les femmes utilisent davantage la périphérie, alors que les hommes s’orientent plutôt vers la centralité. Yves Raibaud, géographe, souligne que les femmes ont tendance à traverser l’espace public plutôt qu’à y stationner.

Revenons sur l’égalité : d’autres études interrogent la redistribution des fonds publics, et montrent que cette redistribution est « genrée ». Regardons les études réalisées sur les quartiers prioritaires en politique de la ville (QPV), produites par Yves Raibaud sur trois années consécutives, à propos des équipements collectifs et sportifs. Il a constaté que 75% des fonds sont accordés à des activités menées par des garçons. A ce constat, les pouvoirs publics répondent par le « besoin de canaliser la violence masculine ». Sauf que ces lieux collectifs, parce qu’ils ne sont pas mixtes, permettent la valorisation de l’hypervirilité, ce qui devient contre-productif. Une autre thèse, menée par Édith Marie Lejeune, montre que les filles décrochent des activités sportives dès l’entrée au collège, en sixième, non pas parce qu’elles ne souhaitent pas participer à ces activités, mais bien parce qu’il n’y a pas les mêmes infrastructures disponibles ni les mêmes investissements pour des activités plus attractives pour elles. Les activités de football sont bien plus développées que celles de danse ou de gymnastique rythmique. L’offre de services est moindre pour les activités dites « féminines », alors qu’elles rassemblent plus de femmes. Yves Raibaud a mené des études autour des skateparks construits à Bordeaux : en rassemblant une grande majorité d’hommes, ces skateparks deviennent des lieux d’exclusion, et induisent un contrôle social, et l’autocensure par les filles. Certains politiques ont pu répondre : « on a pensé aussi aux femmes, on a mis des bancs autour ». Si, dans une cour de récréation, on place un terrain sportif au centre, celui-ci sera investi par des garçons, et les filles se retrouveront autour, matérialisant par répétition les différences stéréotypées.

Pour donner une rapide définition du genre, il faut considérer trois niveaux. D’une part le genre permet une construction sociale et identitaire, en répondant aux attentes adaptées à sa position. D’autre part, la hiérarchie observée et les inégalités constatées sont le reflet de valeurs plus ou moins positives. Et la plupart des dimensions féminines sont bien moins valorisées : la sensibilité d’un côté, la force de l’autre. Enfin, le décalage ressenti entre le sexe biologique et l’appartenance ressentie, peut être évoqué dans le concept du genre.

Au niveau politique, le ministère du droit des femmes a produit des études indiquant que seules 16% des maires sont des femmes, et seulement 20% des députés. Au niveau professionnel, 30% des femmes salariées sont à temps partiel et représentent 80% des temps partiels. On constate une moyenne de 20% d’écart de salaire entre hommes et femmes à poste égal, et la différence est encore plus criante au niveau des retraites puisqu’elle monte à 40% d’écart de revenus. Même si c’est mieux qu’avant, l’égalité est encore loin.

En abordant le sujet des harcèlements de rue, on voit ce qui peut se jouer à plusieurs niveaux sur les représentations sociales, que ce soit dans la sphère privée ou dans la sphère publique. Le harcèlement de rue est défini par les réflexions que font les hommes, dans l’espace public, sur l’apparence physique des femmes : de la flatterie aux propositions ou à l’insulte. Et c’est le caractère répété de ces sollicitations qui créé un climat anxiogène. Le concept a été nommé en 2012, quand une étudiante belge, Sophie Peeters s’est filmée en train de déambuler dans les rues pour rendre visibles les sollicitations dont elle était l’objet. La vidéo diffusée comme un virus, le phénomène a été discuté, les langues se sont déliées, et les témoignages ont commencé à apparaître. Cette « viralité » a montré un vrai phénomène de société massif, ce qui a conduit le Haut Conseil à l’Égalité à affirmer que la plupart des femmes ont vécu cette situation là. Ce qui est en jeu, ce sont les rapports hiérarchiques et de domination, à propos desquels Pierre Bourdieu écrivait « j’ai toujours vu dans la domination masculine et dans la manière dont elle est imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale, et fait ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par des voies purement symboliques de la communication et de la connaissance, ou, plus précisément, de la méconnaissance ». On est tous acteurs de ce jeu qui se joue et se rejoue. On apprend à incarner un rôle social, même si on a l’impression d’élever nos enfants de façon égalitaire. Une étude intéressante consistait à prendre une photo d’un bébé en pleurs, et de montrer cette photo à deux groupes, l’un à qui on disait qu’il s’agissait d’un garçon, et l’autre, d’une fille. L’émotion associée à ces pleurs de bébé considéré comme un garçon, était la colère, alors que celle pour le groupe pensant qu’il s’agissait d’une fille, était la peur. Ces stéréotypes de genre sont ainsi très marqués, et induisent la réponse qu’on va apporter au quotidien. Ces enjeux, invisibles, déterminent notre développement et la place que nous occupons dans la société.

Les stéréotypes de genre dans le harcèlement de rue sont de l’ordre du désir et de l’initiative : qui est actif ? qui est désiré ? Les agents de socialisation périphériques que sont les publicités, le cinéma, les médias, nous rappellent à ces rôles-là. Les stéréotypes intérieur/extérieur évoluent peu : les statistiques sur la répartition des tâches domestiques restent fortement défavorables aux femmes, et le « gain » d’une heure et demie de temps quotidien en vingt-cinq ans ne relève pas d’un investissement équivalent de l’homme (sept minutes), mais plutôt de l’introduction des machines et des automates. Pour continuer sur les stéréotypes, on va, par exemple, trouver légitime qu’une fille joue sagement, et qu’un garçon aille se « défouler » à l’extérieur. L’illégitimité de la place de la femme dans l’espace public rejoint l’enjeu de lui transmettre une peur de cet extérieur, renforcée par les remarques du type « Ne sors pas trop tard » ou « Fais-toi raccompagner » ou « Ne sors pas habillée comme ça ». Or les statistiques montrent que les violences faites aux femmes ne représentent que 1,9% des agressions dans l’espace public. Par contre, une femme sur dix est victime de violence conjugale ! Entre l’extérieur ou l’intérieur, quel est l’espace le plus dangereux pour la femme ?

Françoise ajoute que le choix n’est pas le même dans la sphère privée que dans l’espace public. Donc je ne comprends pas ce que ce chiffre signifie ?

Didier complète en marquant son interrogation sur ce chiffre statistique : 1,9% tient-il compte des harcèlements ?

Sylvette contribue en proposant de lire la statistique autrement, c’est-à-dire que 80% des violences faites aux femmes se produisent dans l’espace domestique.

Daniela Levy prolonge son propos en parlant de l’autocensure pour éviter de s’exposer aux risques. De quelle peur parle-t-on ? C’est de la peur du viol. Le risque dans l’espace public est celui du viol. Ainsi les stéréotypes transmettent non seulement la peur du viol, mais aussi d’une réponse possible de la femme, celle de ne pas user de violence. La responsabilité incombe à la femme de se prémunir du risque par le seul moyen de s’exclure de l’espace public. Cela donne ce sentiment paradoxal d’« impuissance responsable ». Ce qui m’amène à vous lire le texte diffusé sur le site du ministère de l’Intérieur jusqu’en 2012, retirée par Najat Vallaud Belkacem sous la pression des associations des femmes : « Conseils aux femmes : en raison de leur sexe et de leur morphologie, les femmes sont parfois les victimes d’infractions particulières. Lorsque vous êtes chez vous, assurez-vous que toutes les issues soient soigneusement fermées, équipez votre porte d’un entrebâilleur et d’un judas, et utilisez-les. Ne laissez pas apparaître sur votre boîte aux lettres ou votre porte votre condition de femme seule, et évitez d’indiquer « mademoiselle » ou votre prénom. Lorsque vous sortez, évitez les lieux déserts, les voies mal éclairées ou les endroits sombres, où un éventuel agresseur pourrait se dissimuler. Si vous êtes isolée dans la rue, marchez toujours d’un pas énergique et assuré pour ne pas donner l’impression d’avoir peur. Si le conducteur ou le passager d’un véhicule vous demande un renseignement, ne vous portez pas à la hauteur du véhicule et exigez que le demandeur vous rejoigne sur le trottoir. Votre sac à main est la cible des voleurs, tenez-le plaqué contre vous. Marchez toujours en sens inverse de la circulation routière, vous limiterez ainsi les risques de vol de sac à main par le passager d’un deux-roues. En voiture, verrouillez les portes, et dans les parkings évitez les coins sombres ». On voit ainsi apparaître un glissement de responsabilité, celle de l’agresseur disparaît complètement. La victime potentielle est rendue responsable, ce qui la culpabilise d’autant plus, quand il arrive quelque chose.

 

Une jeune femme s’interroge sur la notion d’ « agression ». On ne peut pas porter plainte contre le harcèlement. Pourtant, quand dans l’après-midi on me demande de « tailler une pipe » à quelqu’un, je suis en violence. On voit apparaître de plus en plus des réponses individuelles comme le self-défense, alors que le problème est social.

Daniela Levy évoque les statistiques. Si 80 000 femmes sont violées en France tous les ans, le violeur est connu de la victime dans 80% des cas, et au domicile de celle-ci. Donc les cas du violeur inconnu, qui surgirait d’une rue sombre, est extrêmement minoritaire. En d’autres termes, une femme risque davantage d’être violée par quelqu’un qui la raccompagne que par un inconnu dans la rue. Elle court moins de risques à sortir dans la rue qu’à rester chez elle avec un proche.

 

Françoise demande s’il s’agit bien de la peur du viol ? Ne s’agit-il pas de la représentation de la femme par l’homme, et de la liberté d’user calmement de l’espace public ?

Aurore remarque que dans le centre-ville de Marseille, les jeunes filles sont très agressives dans leurs échanges. S’agit-il de différences sociales ou culturelles je ne sais pas, néanmoins cette agressivité témoigne de quelque chose, non ?

Nathalie s’interroge sur ces statistiques : sont-elles réalisées en lien avec les contextes sociaux ou selon la diversité culturelle ? D’autre part, pourquoi parler des violences dans l’espace public, alors que l’essentiel se produit dans la sphère domestique ? J’habite dans une rue où j’entends des femmes être battues : en quoi les représentations sociales viennent s’immiscer dans la sphère privée ? Je viens de passer quelques jours à Bordeaux et j’ai bien vu, en tant que femme, que ce n’est pas du tout pareil qu’à Marseille ! A Bordeaux tous les bars semblent ouverts, et aucune problématique de genre n’apparaît. La diversité culturelle est une donnée importante sur ce sujet. Je participe souvent à des repas de voisinage, avec des gens que je n’ai pas choisis. Et j’entends souvent les femmes de ma rue parler de leur sentiment d’être agressées par d’autres femmes, par les femmes voilées notamment : « on a lutté pendant des décennies, et on en est là ! ». Ce discours là, même s’il est tabou, monte en intensité. Voilà, je pense que plusieurs questions sont intriquées : comment tout ceci se répartit selon les milieux sociaux ? Comment interpréter cette violence aux femmes, majoritaire dans la sphère privée ? Et comment joue la question de la diversité culturelle ?

Bernard revient sur la peur. Je constate que cette peur de l’espace public est présente chez les parents, quand ils amènent leurs enfants à l’école, même dans des endroits où ne sont présents ni le deal, ni l’insécurité, comme Pointe Rouge par exemple. On a là des comportements de peur d’autrui, qui transforment les enfants comme victimes potentielles, alors que l’espace public ne pourrait relever que d’une pédagogie du comportement, comme on apprend à traverser la route. Éviter aux enfants l’expérience du risque amène à les boucler à la maison. On construit ainsi une génération d’enfants qui vivent enfermés chez eux, restant devant leur ordinateur ou la télévision, et qui deviennent obèses. A ce propos, j’ai été stupéfait de voir l’évolution de la silhouette physique des collégiens d’aujourd’hui. On peut se demander si la défiance et le rejet de l’autre, cet autre qui effectivement comporte un risque, n’affecte pas tous les enfants, même si le phénomène est plus marqué pour les filles, dès l’âge de douze ans, et ainsi une peur de l’espace public.

Daniela revient sur les études, notamment celle qui consistait à interroger hommes et femmes sur les stratégies adoptées pour éviter d’être violé. On voit que toutes les femmes ont énormément de stratégies, alors que les hommes ne comprennent pas bien la question, comme s’ils ne reconnaissaient pas ce risque. Parmi ces stratégies d’évitement, l’adaptation du comportement est essentielle, soit l’autocensure (ne plus sortir le soir), soit éviter telle rue ou modifier son habillement et ses chaussures. En bref, ce sont des stratégies pour se prémunir d’être victime, qui déplacent bien évidemment les responsabilités.

Les stéréotypes nous habitent, même si on n’en a pas conscience, ils ont une raison sociale et nous apprennent à créer des catégories pour nous permettre d’évoluer sans trop mobiliser d’attention. Pour autant, si ces stéréotypes sont discriminants, on peut choisir d’en avoir conscience, de les reconnaître, et de poursuivre ou pas dans la discrimination. C’est notre responsabilité individuelle.

 

Christian Deleusse nous parle de  machisme et binarité

Une ville machiste est une ville qui impose la loi du plus fort à tous les niveaux, elle est condamnable à ce titre. Les femmes doivent avoir toute leur place, et nous savons, depuis Simone de Beauvoir et par expérience, que cette conquête sera longue.

Mais en même temps que la conquête de la pleine égalité et du respect des femmes, il nous faut conquérir autre chose : la fin de la binarité. Il n’est pas vrai, il n’est plus vrai que la société se divise entre hommes et femmes. Cela veut dire qu’il y a de plus en plus de personnes qui ne se reconnaissent pas dans ce classement, entre d’un côté les hommes, et de l’autre les femmes. Et qui refusent ce classement. Cette binarité qui les nie ou les écrase. Ce sont les LGBT, les lesbiennes, les gays, les transexuel-les, à qui s’en ajoutent bien d’autres au fur et à mesure que nous avançons : intersexes, queer, etc.

Aujourd’hui, il nous faut une ville qui prenne aussi en compte ce fait là.

Dans la ville hétéro-normée, les populations LGBT sont « bannies », et seuls ont droit de cité les couples hétéro. Les vêtements inadéquats, les tenues inadéquates, les comportements inadéquats sont vite repérés. Les insultes, les regards, les harcèlements en direction des LGBT sont aussi importants que ce qui s’exprime à l’égard des femmes Les femmes n’en sont pas toujours conscientes, et de ce fait elles peuvent même participer à cette exigence du respect de la norme, c’est-à-dire de la binarité. L’expression de l’affectivité hétérosexuelle (bises, se tenir par la main…) a plus ou moins sa place, bien rarement il est vrai, mais l’expression de l’affectivité homosexuelle, quant à elle, est bannie. Être transsexuel est incompris et incompréhensible. Au total, une ville faite pour les hommes « qui en ont »,  si possible blancs et riches, hétérosexuels,  appuyés sur des clans, des cercles, des religions, des groupes (supporters de foot, etc.) qui les valorisent. Les femmes se regroupent inévitablement sous la protection de ces collectifs qui les protègent et leur enjoint de s’y inféoder.

La religion impose massivement la règle de l’hétéro-normativité. Il y a les hommes, il y a les femmes, un point c’est tout. Tout pour la reproduction. Ceux qui n’entre pas dans cette règle sont bannis. Au-delà de la religion, bien des sociétés humaines cherchent à se construire sur ce mythe du vrai homme. Et les homosexuels sont une cible toute trouvée pour Himmler, pour Michel Debré, pour Poutine, pour bien des dictateurs d’Afrique, etc… Ils contreviennent frontalement à cette société du pouvoir des forts. Ceux qui s’imposent aux femmes, ceux qui cherchent aussi à s’imposer aux peuples dits faibles, ou prouver leurs forces aux groupes humains dits faibles.

Les LGBT sont contraints dans leurs familles, leurs écoles, dans la vie sociale de tous les jours. Bien des adolescents, bien des hommes ne veulent pas se plier à cela. Et bien des garçons à l’allure efféminée, qui ne sont pas homos pour autant, souffrent aussi de cela. Lorsque Daniela Levy note que 10% des garçons parmi les étudiants sont stressés pour sortir le soir, ils y en a sans doute parmi ceux-là. Les garçons n’ont pas le droit d’être homos. En témoigne le Refuge qui accueille celui en bannissement de son foyer familial ; en témoigne aussi cette soif de quitter son quartier, dès qu’ils ont pu le faire, cette soif de faire des études pour quitter sa ville.

Les femmes ont elles le droit d’être lesbiennes ? Galère de bien des jeunes filles et de bien des femmes, pas seulement dans les quartiers populaires. Les Trans ont souvent la plus mauvaise part. Comment peut-on accepter qu’un homme change dans un contexte machiste ? La binarité est imposée. La société ne facilite rien, et nos villes se sont construites sur ce machisme.

La loi consacre la binarité homme-femme, et la ville d’aujourd’hui s’est construite sur cette loi. Partout la « LGBT-phobie » contraint, à chaque étape, de faire attention, de faire attention à soi, de faire attention aux regards qui peuvent devenir violents. Comment la ville peut-elle s’adapter à ces évolutions ?

Disant tout cela, je sais que je ne réponds pas à la question : comment construire à Marseille, en particulier, une ville qui tienne compte des évolutions en cours. J’ai une réponse de militant : faire masse pour faire savoir que nous existons. Je souhaite, comme d’autres, que le débat se développe, comme les femmes savent le faire depuis quarante ans, afin que partout les choses évoluent. Elles évoluent grâce aux combats des femmes. Elles évolueront non seulement avec le combat des femmes, mais aussi avec la sensibilisation progressive des hommes qui sont prêts à être moins machos, plus attentifs, plus ouverts. C’est vital pour les jeunes de nos quartiers. Afin qu’ils soient libres non seulement de construire leur vie professionnelle, mais aussi leur vie affective, leur vie personnelle, la qualité de leur relations avec les autres, leur capacité de vivre dans le respect des autres, dans le respect de tous ceux qui sont différents.

Je voudrais terminer à titre d’illustration sur la terrible contradiction vers laquelle nous entraîne une société incapable d’accepter sa diversité. Au nom de la purification de soi-même, tant recherchée par les adolescents, certains d’entre eux sont devenus capables du pire.

Le 14 juillet 2016, à Nice, un massacre est perpétré par un djihadiste autoproclamé, Mohammed Lahouaiej-Bouhlel, tunisien de 31 ans, résidant à Nice, qui conduit un camion au milieu de la foule rassemblée par le feu d’artifice sur la promenade des Anglais. Il apparaît comme un bisexuel aux multiples conquêtes féminines et quelques conquêtes masculines, car un homme de 73 ans se présentera comme son amant. Peu à peu seront mises à jour les ambiguïtés sexuelles de certains terroristes, confrontés à la condamnation de « l’abomination » et leur volonté de purification : Omar Mateen, le tueur d’Orlando s’est révélé être homosexuel ; Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, qui fréquentait aussi les hommes. La haine de soi prise dans l’homosexualité peut les avoir poussés à l’effacement d’eux-mêmes, selon l’interprétation de Fethi Bensalma, professeur de psychopathologie, auteur de « Un furieux désir de sacrifice ». La réparation se fait dans la radicalité. Cherif Kouachi, tueur de Charlie Hebdo en 2015, s’est trouvé confronté à deux interdits : la sodomie et la représentation du Prophète. Il a purifié ses propres fautes en exécutant cette fatwa. La police trouvera de semblables profils en débriefant de jeunes djihadistes de retour de Syrie.

Le journal Le Monde du 27 juillet rapporte de nombreux témoignages provenant de la police, du psychanalyste Serge Hefez et d’une psychologue de l’UCLAT : après discussion avec des homosexuels, sont répertoriés de nombreux fantasmes de se faire violer dans un tunnel, fantasmes de rapports sexuels hard, le djihad vécu comme une forme de drague, des difficultés à réaliser son identité sexuelle, une quête de photos de charme ou pornographiques homosexuelles, une homosexualité honteuse très présente, une consultation simultanée de sites djihadistes violents et de sites porno gays, des fantasmes de mains posées sur la poitrine, une fascination pour la figure du soldat viril, la création d’un entre-soi masculin excluant la femme, une  volonté de « se marier avec Dieu pour gérer ses frustrations », comme le dit un responsable de la lutte contre la radicalisation. La police turque hésitera à croire une information fournie par la police française destinée à l’aiguiller dans des bars gays d’Istanbul, qui finalement s’avérera vraie. Le psychanalyste Fethi Benslama souligne le besoin qu’ont les islamistes de « purifier le monde des pervers », « les radicaux religieux se sentent menacés de souillure, celle des corps mais aussi celles des idées ». Ils cherchent à « devenir un surmusulman, plus proche de Dieu, plus pur, plus fort ».

Même si ce sont des cas extrêmes. Il me semble qu’ils peuvent aider à réfléchir. Cela concerne les musulmans, mais bien d’autres ont été confrontés à ces dilemmes impossibles que la société « virile » leur impose.

Quand je lis certains documents, ou même dans ma famille, je vois des personnes qui sont tentées par la purification traditionaliste catholique. Ces discours-là se véhiculent de façon incroyable. Souvenez-vous, il y a quelques années, de ce prêtre accusé de pédophilie en milieu intégriste : tout le milieu traditionaliste qui l’entourait ne pouvait pas admettre, non seulement qu’on condamne le prêtre, mais surtout qu’on remette en cause ce scoutisme traditionaliste, qui correspondait tellement à cette purification attendue.

 

Le débat est ouvert :

Nathalie renouvelle sa question sur les chiffres donnés : comment se répartissent-ils dans les milieux sociaux ? Comment ce séparatisme hommes/femmes s’effectue autant dans la sphère privée ? Pour compléter, ce constat n’est pas statique dans le temps. Quand j’étais ado, c’était le temps de la « rumeur d’Orléans », quand j’allais acheter des vêtements avec mes copines, on nous disait de ne pas rentrer dans les cabines d’essayage pour éviter d’être embarquées par des bonhommes. Ma mère y croyait dur comme fer. Je veux dire par là que tout ceci est en évolution. J’ai le sentiment d’être dans un contexte qui évolue : dans ma famille, j’ai un cousin homosexuel, quand mon oncle l’a appris, il a pris sa carabine et lui a tiré dessus ! Aujourd’hui, plein d’exemples montrent que l’évolution est considérable. La toile de fond, à la Bourdieu, sur ce que véhiculent les représentations, reste proche. Dans la famille de ma mère, le garçon aîné a hérité de tout et les deux filles ont été quasiment abandonnées, et « données » aux bonnes sœurs. Voilà, j’ai le sentiment d’une évolution considérable tant sur le plan du genre que sur celui des peurs et du vécu d’être femme. Mais aujourd’hui, il s’agit plutôt d’une préoccupation culturelle, d’une régression considérable. La sortie du collège à ce titre est à pleurer, et j’ai un fils de quinze ans, donc je sais de quoi je parle. A mon époque, et pourtant j’habitais dans une cité, je n’ai jamais été ainsi traitée de pute. Pour les garçons, on les traite de pédés, ce n’est pas mieux !

 

Daniela Lévy : Oui, on a fait un bond considérable, et le plus significatif est le cadre juridique. Aujourd’hui, ce n’est plus marqué « interdit aux femmes » à l’entrée des bars ou des hôtels. Mais si on regarde les terrasses de certains cafés, l’absence de femmes est significative : il y a encore un écart entre les usages et le cadre juridique. Ces écarts sont plus fréquents dans la sphère politique, et celle professionnelle, avec le « plafond de verre ». Les mécanismes sont présents à tous niveaux dans la société.

A la deuxième question, le harcèlement de rue est le symptôme de mécanismes qui traversent tant l’espace privé que l’espace public. En nommant le harcèlement de rue, on le différencie du harcèlement sexuel. Le harcèlement de rue est le fait d’être confronté à plusieurs harceleurs, de façon diffuse, éphémère et répétée, alors que le harcèlement sexuel est spécifique à une relation. Le harcèlement conjugal s’inscrit dans un rapport de domination quotidienne, exacerbée par le huis clos. Progressivement les limites de l’acceptable se déplacent, et un rapport de forces s’installe clairement, avec une dimension psychologique.

 

Claire A ajoute que les violences faites aux femmes sont le reflet d’un sentiment de propriété de l’homme  sur la femme, sur son ventre et sur la reproduction. Souvent les violences se déclenchent au moment de la maternité, c’est pourquoi il est nécessaire d’être vigilant pendant la grossesse ou après l’accouchement. A propos de l’étude que vous avez citée, concernant les réactions face à un bébé qui pleure, qu’il soit fille ou garçon, je pensais à une autre étude portant sur la différence des gestes et réactions des professionnels de la maternité, selon le sexe de l’enfant. Ils interviennent bien plus vite quand c’est un garçon qui pleure, comme si pour les filles ça pouvait attendre. Sur la question de l’espace public, il existe des outils d’action, de par la loi du 04 août 2014 sur l’égalité entre femmes et hommes : les collectivités publiques, dont le nombre d’habitants est supérieur à 20 000, ont l’obligation de produire un rapport de situation comparée, relatif non seulement aux ressources humaines mais aussi aux politiques publiques menées. Quid de ce qui se passe à Marseille ? Par ailleurs la charte européenne de l’égalité entre femmes et hommes peut être adoptée par des collectivités, je crois d’ailleurs que le département des Bouches-du-Rhône l’a adoptée. Cela nécessite d’examiner tous les secteurs d’action de la collectivité, dont l’urbanisme ou la gestion de l’espace public, sous l’angle des minorités sexuelles. Un des premiers leviers à soulever est la question des statistiques genrées, comme vous l’avez cité pour le sport (à qui va l’argent public?). Le fait de tenir et d’analyser des statistiques genrées induit un changement dans les usages, au-delà de faire un état des lieux permettant de dégager des pistes d’action.

Daniela Levy revient sur la charte européenne qui intègre bien le volet « territoires publics », et qui demande un plan stratégique régional dans lequel sont spécifiés les axes prioritaires. La Région PACA a décidé de se mobiliser sur la lutte contre les violences, sur l’égalité professionnelle, et les facteurs de précarité. Les choses sont en marche, même si elles n’ont peut-être pas encore de visibilité aujourd’hui.

 

Catherine demande quelle évolution récente sur le harcèlement de rue ?

Daniela Levy répond que l’arsenal juridique s’est renforcé, et le harcèlement de rue est devenu pénalement répréhensible, jusqu’à cinq de prison, je crois. Sauf que les faits ne montrent pas de condamnation ! Il en est de même pour le viol, qui est un crime et à ce titre doit être jugé en Assises, et qui se trouve souvent requalifié en « agression sexuelle » pour être jugé en Correctionnelle et gagner du temps. Voilà un exemple d’écart entre le texte et son application. Par ailleurs, de nombreuses campagnes publiques de communication ont eu lieu dénonçant le harcèlement de rue, à la fois pour sensibiliser et pour interroger l’accès aux espaces publics au travers de « marches exploratoires ». Celles-ci réunissent des femmes et des représentants des pouvoirs publics pour étudier ce qu’il advient concrètement dans l’espace public. Ça a permis de dégager quelques leviers pour penser la ville de façon plus égalitaire. Le premier levier auquel on pense, est l’éclairage urbain, enjeu de sécurisation de l’espace public mais qui va à l’encontre des principes de la ville écologique en termes de baisse de la consommation énergétique. Il est nécessaire de prendre l’habitude de s’interroger sur l’impact d’une mesure en termes genrés, de savoir qui va être le plus lésé par une décision politique. D’autres leviers consistent aussi dans la visibilité de l’aménagement (un escalier en colimaçon donne le sentiment d’un guet-apens), dans la création d’espaces de convivialité dans l’espace public (c’est l’occasion de solliciter une aide), et la présence d’agents de sécurité. Vienne est une ville modèle sur ces questions-là. Il a été question de mettre en place des bus de nuit spécifiques pour les femmes. Mais les conséquences de cette décision pourraient être de renforcer la différenciation, d’exclure l’idée d’une mixité possible, et d’interroger la condition des femmes qui ne prendraient pas ces transports là. Ça pose question. Que faire ? Différentes initiatives ont été pensées dans les transports publics, comme de multiplier les arrêts au-delà de ceux institués pour déposer les personnes plus près de chez elles, ou renforcer la visibilité et l’encadrement.

 

Pierre demande quels liens entre la ville et l’éducation ? Quels sont les outils mis en place par l’Éducation Nationale pour tenter d’effacer cette différenciation dans l’espace public ? On s’aperçoit très rapidement, dès le collège, que les filles s’autocensurent dans leur choix de métier ou même leurs performances scolaires, et je ne parviens pas à comprendre le processus qui mène à cela. Je donne un exemple : dans une formation qui réunit 90 % de filles, ce sont les garçons qui deviennent délégués de classe. C’est pourquoi je m’interroge sur le système éducatif, non seulement sur l’espace public, mais on peut aussi parler des métiers, de la vie de classe, etc.. Je pense que l’Éducation Nationale a tenté de minimiser cette autocensure, non ?

Daniela Levy trouve que ce n’est pas évident de répondre seulement dans l’espace public. Les mécanismes sous-jacents sont longs à contrer, et les représentations vont ainsi entraîner une surreprésentation dans certains secteurs professionnels. Agir à un seul niveau est impossible. Une statistique assez révélatrice concerne les experts invités dans les plateaux télévisés, parmi lesquels les femmes ne sont représentées qu’à 20 %. Qui est censé prendre la parole ? Et qui est légitime pour donner son avis ? Cette question se pose aussi dans la classe : à qui donne-t-on la parole dans la classe ? On est dans une double dynamique, entre injonction sociale et intervention du stéréotype. Je reviens sur les polémiques qui ont secoué la société à propos des « abécédaires de l’égalité » : on a vu qu’il n’est pas simple d’aborder ces questions-là et d’essayer de générer du changement. On dit que la situation est égalitaire aujourd’hui et que la ville est faite pour tous, et parallèlement certains disent : non la différence est importante, maintenons-la. Quand on s’interroge sur les catégories socio-culturelles, on s’exclut ainsi de la généralité statistique, comme une manière de dire « moi, je fais attention ». J’ai l’occasion de faire des interventions sur les violences conjugales, c’est difficile d’établir une symétrie statistique sur ce sujet.  Pourtant, dans les questions posées systématiquement, reviennent celles concernant les violences faites aux hommes, comme une résistance à la reconnaissance d’inégalités. Dire aujourd’hui « tout va bien » n’est pas nouveau, avant aussi tout allait bien. Des femmes ont milité contre le droit de vote des femmes ! (en disant « on n’a pas besoin de cela » ; « ce n’est pas notre domaine, on n’y connaît rien »). On peut aussi réfléchir comment hommes et femmes maintiennent le système existant, car il est plus simple de se conformer aux stéréotypes que d’y résister.

 

Anaïs revient sur les réactions au changement, qui sont au cœur de ce qui se passe aujourd’hui. Il y a de plus en plus d’alternatives aujourd’hui, de gens qui pensent autrement, de libertés dans les choix de vie et de visibilité de ces choix de vie. Les réactions au mariage homosexuel, aux abécédaires de l’égalité, etc. rejoignent cette complexité du monde. Comme les changements avancent, les résistances sont d’autant plus fortes. Le changement est trop difficile à supporter, et nous déstabilise tellement. On ne sait pas vers quoi on va. C’est pourquoi certains se braquent sur leurs positions, ou se cantonnent à ce qui est connu.

Gilles a eu une longue expérience professionnelle dans la politique de la ville, où les questions de démocratie étaient présentes. Ce domaine attirait professionnellement plus de femmes, était-ce parce que les hommes préféraient être chef de service, ou bien étaient-ils inaptes à conjuguer la démocratie, les rapports interservices, les coopérations ? Par ailleurs, en 2011, un de mes fils s’est suicidé, il était homosexuel, ce qui m’a beaucoup interrogé : même si ses parents, famille et amis le reconnaissaient, participaient à cette transformation et l’accompagnaient, il n’est toutefois pas arrivé à se défaire de cette puissance de la représentation. Sans doute la psychanalyse aurait pu l’aider, s’il avait accepté de s’y soumettre. Cette impossibilité intérieure du stéréotype l’a mené au drame, malgré l’accompagnement dont il bénéficiait.

Christian Deleusse est touché par cette déclaration, et pense encore plus qu’il est essentiel de libérer la parole sur ces questions, pour accompagner ceux qui sont enfermés dans des préjugés religieux ou sociaux. Il faut marteler le droit à vivre librement sa sexualité.

 

Alain tient à faire plusieurs remarques. L’exposé que je viens d’entendre présente des limites. La seule présentation de résultats empiriques ou de statistiques n’est pas suffisante. Le recueil des initiatives, dans les bus ou dans les familles, est certes intéressant. Mais j’aimerais aussi entendre des recherches qui théorisent d’abord, en avançant des explications possibles, et qui vont ensuite sur le terrain pour voir si les données recueillies sont compatibles avec les hypothèses formulées. Ce serait une meilleure façon de rendre compte des mécanismes qui sous-tendent les viols ou les violences faites aux femmes. Je ferai ici le même reproche qu’à certains des travaux réalisés par l’équipe de Laurent Mucchielli à propos de la délinquance et de la criminalité à Marseille. Recueillir simplement des statistiques sur des faits ne fait pas suffisamment avancer la réflexion.

Je trouve fondamental de remettre tout ceci dans une perspective historique, car les choses évoluent, et sur la question des mœurs, des valeurs et des pratiques, les différences entre sociétés sont formidables. Regardez, d’un côté, le débat à propos du mariage pour tous, qui a soulevé une tempête dans notre société, à tel point que l’élan des transformations à engager a été brisé. Ensuite, le gouvernement a renoncé à tout, en matière de transformation de la société, pour ne pas ressusciter un tel séisme, en particulier sur la question du droit de vote des étrangers aux élections locales.

Regardez, de l’autre côté, depuis quand les femmes ont le droit de vote ? Depuis quand elles peuvent utiliser un carnet de chèques ? Depuis quand elles peuvent se rendre à l’étranger sans avoir à demander l’autorisation du mari ? Il est vrai qu’on a avancé au niveau du droit. Mais l’émancipation, c’est quoi ? Avant, la femme était cantonnée à l’espace privé, elle n’avait aucun droit public, ni droit dans l’espace public. Même si la pratique ne le reflète pas toujours, le droit lui a donné l’égalité dans l’espace public : elle peut voter, elle peut être élue, etc.  Tout cela est très récent. Ça ne m’étonne pas qu’on avance lentement, et que ce soit difficile de faire bouger les lignes. On a donné à la femme des droits dans l’espace public, et paradoxalement c’est dans l’espace privé qu’elles sont le plus victimes. Il s’agit bien d’un problème global de société. D’où la nécessité de toujours préciser de quelle société on parle ? Dans quelle culture ou dans quelle catégorie socio-professionnelle ? Les discours généralistes ne sont pas très prometteurs.

 

Sylvette  souhaite ajouter que la question « genre et ville » n’est qu’une entrée dans la problématique du genre.

Je suis intéressée à voir que ce matin, nous n’avons discuté QUE du genre. Nous n’avons fait que débattre des normes sociales et de la place sexuée dans la société. J’ai besoin d’un cadre plus général de réflexion, et de savoir comment repenser une détermination juste de la place des hommes et des femmes dans la société. Ceci n’est pas reconstruit, ni travaillé suffisamment, quand on se limite aux mots « discriminations » ou « inégalités », par rapport à quel modèle établi ? Or, ce dont nous avons besoin est de renouveler le modèle : on a besoin que les femmes ne soient pas que des mères, on a besoin que les femmes ne soient pas que bien gentilles, ou que des putes, et que les hommes soient très forts, etc. On a besoin d’autre chose ! La question de la reproduction est essentielle. Les sociétés, et principalement les religions, défendent la reproduction sociale : on a aussi besoin de repenser ceci. De penser que les hommes peuvent porter des enfants est un vrai débat, qui concerne ce qu’est le genre. Je trouve pour ma part que ce débat est positif, puisqu’on a dérivé dans le sens où on n’a pas tant parlé de la ville, plutôt que ce que la ville révèle comme différence des genres dans la façon, dont on les construit. Il y a plein d’autres débats qui impliquent le genre dans la ville, comme la jeunesse, le travail, les transports. Je trouve plus important de savoir s’il y a des bus, plutôt que de seulement regarder si les filles s’y font pincer les fesses. Le logement est aussi un thème très intéressant en la matière, et Pensons Le Matin a aussi un volet Urbanisme. Je vais vous raconter un exemple à méditer. Dans les quartiers d’habitat social il y a une très grande  proportion de familles monoparentales. Or les logements sont petits, et la classique chambre des parents disparaît pour devenir l’espace commun du ménage ! C’est impossible de rendre la réglementation architecturale et urbaine cohérente avec cette situation de fait. Quelle place trouve-t-on juste pour les gens dans la société ?

Patrick pense que beaucoup de progrès ont été réalisés, et les femmes trouvent de plus en plus leur place. En revanche le plafond de verre existe toujours. Dans la collectivité, où je travaillais avant, les services comprenaient deux tiers de femmes sur une centaine de personnes, alors que le comité de direction comprenait trois quarts d’hommes. Là où le plafond de verre existe aussi, c’est sur l’élection des maires : dans la nouvelle métropole marseillaise avec ses 92 communes, seules quatre maires sont des femmes. Cela a certainement des incidences sur les décisions politiques.

Claire A relate ses propos avec une jeune architecte serbe qui travaille dans un bureau d’études : « vous êtes marrants en France, vous êtes une société vachement machiste, les architectes et urbanistes avec lesquels je travaille parlent des « femelles » à propos des femmes ».

Par ailleurs, une campagne de communication vient de commencer à propos du langage sexiste : « les hommes politiques », « la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen », on a besoin d’un « homme providentiel », etc … C’est très rare aujourd’hui de rencontrer quelqu’un qui dise « je suis contre l’égalité entre les hommes et les femmes ». Par contre, c’est intéressant de se questionner dans les faits, dans les statistiques, dans les actes, dans les mots.

 

Daniela Levy conclut en rebondissant sur les propos de Sylvette : comment avancer quand on ne s’interroge que sur le genre ? D’où nous parlons, comment nous parlons et quel objectif visons-nous ? Ce sujet pourrait être prolongé au cours d’autres séances comme celles d’aujourd’hui, sur des sujets déjà évoqués ou d’autres, pour enrichir la réflexion.

 




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