L’îlot des Feuillants : la « maîtrise d’usage » par les actes …

atelier Feuillants

Un projet d’aménagement porté par un collectif associatif et militant sur l’îlot des Feuillants, au cœur de la Canebière, offre l’opportunité de réfléchir aux conditions d’une plus grande démocratie urbaine par les actes. Cet immeuble en plein centre de Marseille pourrait devenir un lieu d’expérimentation de la maîtrise d’usage.


Intervenants


  • l’ensemble des participants


Regard sur la rencontre


De quoi parlons-nous ? D’un vaste ensemble immobilier dégradé, situé sur la Canebière, entre Noailles et Belsunce. La Ville de Marseille, via la SOLEAM (Société Locale d´Equipement et d´Aménagement de l´Aire Marseillaise), a lancé un appel d’offre pour l’aménagement de ce groupe d’immeubles (4 500 m² de plancher). La stratégie de la Ville de Marseille, somme toute très classique, consistait à livrer cette friche urbaine à un promoteur sans projet urbain défini. Le collectif est venu enrayer cette machine. Comment ? En déposant un contre projet. « Nous avons remis une réponse, sans aucun acte d’engagement financier, en mettant en avant le fait que l’intérêt général devait être prioritaire sur les questions de rentabilité » explique Jean Canton. L’initiative était purement symbolique. Mais, elle était tellement pertinente qu’elle a rencontré un très fort écho. Certains médias ont relayé la démarche. La SOLEAM a bien dû prendre au sérieux ce dossier. Résultat : le projet alternatif est désormais en liste (avec cinq autres). L’équipe de ce « laboratoire de la ville en mouvement » a été auditionnée. Réponse lors de la prochaine séance de Pensons le Matin.
Le projet a d’abord été initié par des membres d’Un Centre Ville Pour Tous (CVPT) autour des préoccupations de l’association, composée de militants pour le « droit à la ville». Si la démarche a tout de suite été crédible, c’est bien parce qu’elle était portée par des citoyens qui se battent depuis dix ans sur ces questions. « Dix ans de maturation ! » résume Christian de Leusse. Avant d’ajouter : « La place des habitants dans les opérations de réhabilitation menées par la Ville était, jusqu’à présent, sans ambiguïté : ils étaient expulsés ». Patrick Lacoste identifie d’ailleurs une évolution pernicieuse des politiques d’exclusion. « Elles sont devenues plus difficiles à combattre frontalement. Nous sommes désormais face à une gentrification par le marché, qui tend à complètement échapper au champ politique. Ainsi, il est très difficile de s’opposer à l’augmentation régulière des loyers par ANF Eurazéo sur la rue de la République, alors que l’on peut dénoncer publiquement des dispositifs politiques iniques » . Autre défi identifié par Patrick Lacoste : « la question des échelles. La Ville de Marseille va faire adopter un Plan Local de l’Urbanisme particulièrement ségrégatif. Il ne prévoit aucun logement social au sud de la Canebière. Autrement dit, on va assister à un renforcement de la ségrégation spatiale ». Il y a donc urgence. Surtout qu’il est très difficile de communiquer auprès du grand public sur des dossiers aussi complexes.

« La Ville habitée »
Le projet de l’îlot des Feuillants répond concrètement au déficit de logements pour les populations les plus démunies. La construction de « logements sociaux relais » y est prévue pour les situations d’urgences, de plus en plus fréquentes. Car l’offre actuelle est non seulement dramatiquement insuffisante mais, qui plus est, inadaptée à la demande d’une population de plus en plus précaire. Et ce « laboratoire de la ville en mouvement » a encore d’autres ambitions. Il entend mettre en œuvre un processus de construction partagé avec les habitants du quartier (et tous les usagers potentiels de cet équipement). Simultanément, le lieu a vocation à devenir un espace ressources sur les questions d’urbanisme. Et, bien sûr, un espace où sont mis en débat les projets de transformation (PLU, SCOT…) portés par les différentes collectivités du territoire.
« Le rez-de-chaussée aurait vocation à accueillir l’ensemble des institutions qui fabriquent du projet pour cette métropole » poursuit Jean Canton. La plupart des grandes villes de France et d’Europe disposent d’espaces où elles présentent leurs opérations d’urbanisme. A Marseille, cette « communication » est particulièrement déficiente. Il n’existe pas d’espace d’affichage sur les ambitions de la Ville quand à son devenir ». Savez-vous par exemple que Marseille est en train d’élaborer son Plan Local d’Urbanisme (PLU) ? Etiez-vous au courant que la Communauté Urbaine de Marseille vient de clore une enquête publique sur le SCOT (Schéma de Cohérence Territoriale) de la métropole ? Pourtant tous ces dossiers sont décisifs pour l’avenir de notre environnement urbain, économique, culturel, social, environnemental… « Avant d’engager des opérations urbaines, il serait indispensable de travailler à un véritable diagnostic » ajoute Jean Canton. L’îlot des Feuillants a donc vocation à être cet espace de visibilité, de réflexion et de débat sur ces enjeux. Ce véritable levier démocratique entend soumettre à l’analyse et au débat les différents outils d’intervention sur « la ville habitée ».
Dans le mouvement de l’occupation
Très rapidement le collectif s’est étoffé. L’AST’« Atelier Sans Tabou » a dessiné les contours de ce que pourrait devenir le bâtiment. Ce regroupement de jeunes architectes et paysagistes marseillais a proposé un cadre le moins contraignant possible afin de faciliter l’esprit participatif. « Nous mettons en place des ateliers qui constamment questionnent le devenir du bâtiment, affirme Eric Baffie, l’un des agissants au sein de l’Atelier Sans Tabou. Nous allons transformer le bâtiment, petit à petit, en commençant par le rez-de-chaussée. L’occupation des espaces sera progressive, et dictée par la nécessité des usages. On ne détermine pas a priori le devenir du lieu. La transformation opère dans le mouvement de l’occupation ». En effet, la maîtrise d’usage n’a de sens que si elle est envisagée le plus en amont possible. « Le lieu n’existe pas encore, mais la participation est déjà effective, poursuit Eric Baffie. Nous inscrivons sa nécessité dans le territoire et, en même temps, nous commençons à créer la mémoire du projet ». Le premier atelier concerne justement la préparation de l’entrée dans l’Îlot. Ainsi, contrairement à tous les autres chantiers clôturés, la « façade » de celui-ci sera la plus ouverte possible à la concertation. « Comment par exemple peut-on faire en sorte que les gens puissent regarder à l’intérieur d’un chantier ? » s’interroge encore Eric Baffie. Comme le dira plus tard, l’architecte André Jollivet : « Ce projet doit rester le plus longtemps possible à l’état d’hypothèse architecturale que l’on va confronter au réel pour validation ».
Quels usages pour quels usagers ?
La question de la maîtrise d’usage se pose d’abord concrètement puisque les bâtiments sont encore occupés. Sept familles logent toujours sur place. Mais cette démarche participative s’étend également au voisinage élargi, à savoir les quartiers Noailles et Belsunce. Prendre langue avec les gens n’est pas chose aisée. La stratégie prônée par Jean Canton consiste à s’appuyer sur le milieu associatif. L’avantage d’une telle approche ? Les associations travaillent au quotidien avec la population. Elles sont donc un relais essentiel. L’inconvénient : par cette « médiation », on ne s’adresse pas directement aux gens. L’aménagement du site doit être également pensé avec les multiples usagers du lieu qui ne sont pas forcément les seuls habitants du quartier. Le débat sur la maîtrise d’usage concerne aussi les différents pouvoirs politiques qui ont en charge les « affaires de la Cité ». Et, il implique tout autant ceux qui construisent la ville, c’est-à-dire les urbanistes et les architectes. En tout cas, cette rencontre doit être construite. « Le premier acte consiste à « faire savoir » à la population que ce projet existe, remarque judicieusement Bernard Organini. Par exemple, en posant un signe dans l’espace public qui traduit cette volonté de construire un lieu de croisement ».

Philippe Foulquié propose alors d’envisager ce laboratoire comme un projet artistique. « Un lieu culturel est confronté à la même préoccupation : présupposer l’assentiment d’un public que l’on ne connaît pas encore. De plus en plus de démarches artistiques envisagent les gens à la fois comme des usagers et des acteurs impliqués dans l’écriture du projet. Dans le champ culturel, la maîtrise d’usage est posée avec des outils pratiques ». Elle concerne la socialisation de l’œuvre. Et Philippe Foulquié d’insister : « L’Îlot des feuillants doit être posé comme un projet de culture qui interpelle les gens de culture ». Nathalie Marteau, directrice de la scène nationale du Merlan, rappelle alors que les artistes s’impliquent de plus en plus dans des projets à vocation urbaine. Les outils de méthodologie s’appuient alors sur des processus artistiques. Car ces démarches développent un véritable art de la récolte de paroles des habitants.

Les finalités partagées
La maîtrise d’usage, collective, induit forcément la constitution d’une communauté qui décide d’adhérer au même projet. Pour créer cette collectivité, André Donzel insiste sur la nécessité de mieux identifier les fonctions et les utilisations possibles du bâtiment. « L’usage sera expérimenté, éprouvé progressivement ». Mais tant que l’usage n’est pas défini, l’usager ne peut être identifié. Comment l’interroger ? Bernard Organini résume parfaitement le défi (presque l’aporie) : « L’usage va être défini par la vocation que l’on va donner à l’espace. Donc, l’usager ne peut pas déjà savoir qu’il va être usager. L’inventaire des potentiels du lieu et des besoins est pour le moins délicat ». D’autant plus que cet inventaire doit être complètement transversal, autant rationnel que sensible, esthétique que politique. Parlons d’ailleurs politique : « Que veut-on faire de la Canebière ? interroge ainsi Marianne Moukomel, conseillère municipale. Quelle vision pour le quartier Noailles et Belsunce ? La réponse à ces questions détermine la fonction que l’on va donner à cet Îlot des Feuillants ». Un élément de réponse : cette démarche a vocation à sortir l’Îlot des Feuillants de la sphère privée donc à agrandir l’espace public.

Christophe Apprill pointe, lui aussi, les endroits de tension du projet : « Il est en recherche de légitimité, mais dans une posture de rupture vis-à-vis des démarches d’aménagement habituelles. Notamment à travers deux revendications : inscrire le processus dans l’expérimentation et dans un temps long. D’autre part, il est indéniable que ce « laboratoire de la ville en mouvement » croise les intérêts de travailleurs sociaux et d’opérateurs culturels qui travaillent sur des enjeux de citoyenneté. Eux-mêmes qualifient ce territoire d’atypique. Dans l’hyper-centre par exemple, ces acteurs se positionnent sur des enjeux concernant la petite enfance, les conséquences du passé postcolonial, ou encore sur la question des primo arrivants ». L’accès à la langue française est déterminant pour la constitution d’une citoyenneté. « Or, si vous vous interrogez sur le « comment faire », poursuit le sociologue, à aucun moment vous ne questionnez les finalités ? Est-ce que l’expérimentation peut s’abstraire de toute interrogation sur ces finalités partagées ? ». En effet, en quoi ce projet fabrique-t-il de la citoyenneté ? Et puis d’abord, comment définir un citoyen ? Si l’on en croit Jacques Rancière , la Démocratie correspond à la mise en œuvre de deux principes antagonistes : l’égalité et la « polis », l’organisation de la vie sociale. Or, la vie sociale est fondamentalement inégalitaire (il est indéniable qu’il y a toujours eu des pauvres et des riches). Sachant que le « capital » est toujours inégalitairement réparti, comment atteindre tout de même l’égalité ? Autrement résumé par Christophe Apprill : « Comment allez-vous définir des finalités partagées, sachant que vous avez vos a priori et vos certitudes sur ce que doivent être ces finalités ? ». Ou encore, quel dispositif inventer pour éviter que le savoir ne se transforme en pouvoir ?

Un effet d’entraînement ?
L’équilibre est fragile. Le projet, pour être validé par la SOLEA, doit certainement afficher des objectifs plus précis. Mais, comme le fait remarquer Giselle Gros-Coissy, conseillère municipale à la Mairie des 2/3, sans une part d’indétermination il est impossible de construire une démarche véritablement participative. « Les objectifs vont émerger au fur et à mesure. Nous devons accepter de nous laisser surprendre… Et ce, même si certaines surprises peuvent être désagréables ». Giselle Gros-Coissy estime que ce projet transversal peut aider à instaurer une méthodologie qui pourra ensuite s’adapter à d’autres initiatives. « Dans les 2e et 3e arrondissements de Marseille beaucoup d’espaces sont sans usages. Je pense notamment à des jardins abandonnés. Une partie de la population nous demande de clôturer ces espaces parce qu’ils donnent lieu à des pratiques illicites. Pourquoi ne pas créer aussi une maîtrise d’usage collective pour ces lieux-là ? ».

Ce projet de « laboratoire de la ville en mouvement » sera-t-il retenu par la SOLEA ? « Nous travaillons sur des montages financiers qui rendraient cette opération viable, affirme Jean Canton. Mais avec une hypothèse de départ : que les collectivités territoriales deviennent raisonnables. Notre projet de réhabilitation est de l’ordre de 10 M€. Une somme que l’on pourrait mettre en parallèle avec les 260 M€ qui ont été engagés pour agrandir et couvrir le stade Vélodrome. Après se pose la question du fonctionnement. Nous sollicitons aussi les collectivités. Elles vont disposer d’un lieu de visibilité central pour leur politique urbaine, alors que pour l’instant, elles se dispersent dans plusieurs espaces inadaptés.
Mais ce programme évolutif qui vient complètement contredire la politique d’aménagement de la Ville a-t-il vraiment une chance d’être retenu ? André Jollivet le pense. « Nous ne sommes pas loin des élections et la municipalité va ainsi, sur un coup, vouloir montrer qu’elle ne cède pas la ville aux promoteurs ».

Il est évident que l’Îlot des Feuillants ne pourra pas répondre à lui seul aux défaillances de Marseille. Le manque de logement social, de service public ou d’espaces de débat et d’expression démocratique restera criant. Mais il peut impulser une dynamique… Car l’expérimentation menée à l’échelle du « micro »-territoire (c’est à dire sur un territoire de vie) peut ensuite beaucoup plus facilement être, sinon reproduite à l’identique, du moins remise en jeu ailleurs. Les principes d’actions démocratiques « contaminent » ainsi la Cité. André Jollivet invite à la modestie. « Il s’agit juste de faire la ville autrement sur un îlot. On ne va pas changer le monde, mais peut-être provoquer un effet d’entraînement. Quant à la maîtrise d’usage, elle se définira par la pratique. C’est en marchant que l’on apprend à marcher ».

Infos pratiques


Au Grandes Tables de la Friche La Belle de mai

Le samedi 22 septembre 2012 à 9h30




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