Parlons avec Didier Lapeyronnie des jeunes de cité (21/11/2015)

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Refaire la cité : discussions avec Didier Lapeyronnie

Le festival Image de ville  dont le thème était cette année : « Aux marges des villes »,  invite à participer à une discussion avec Didier Lapeyronnie, qui revendique l’emploi des mots « ghetto » et « apartheid urbain », et qui intervient sur cette question des marges sur laquelle il a beaucoup travaillé. Banlieues, jeunes de cité, zones urbaines sensibles… ces dimensions questionnent avec insistance la ville dans sa fonction première : comment « être lieu qui fait lien » quand ségrégation, relégation et enfermement semblent tout emporter ? Surtout quand il faut supporter le poids d’amalgames et de caricatures toujours plus nocifs ? Le sociologue Didier Lapeyronnie dresse le bilan d’une certaine « politique de la ville » et révèle comment le cinéma donne à voir ces trois dernières décennies.

Conviés par le festival Image de ville, Pensons le Matin s’y associe et a proposé en introduction du débat la projection du documentaire sur le centre-ville de Marseille « Rénovation urbaine, violence sociale ? » réalisé par André Fournel, Patrick Lacoste et Sylviane Rey, sur les images de Nicolas Burlaud et les photos de Martine Derain.
Ce film retrace, à travers les balades urbaines organisées en octobre 2013 par Pensons Le Matin, les luttes des habitants lors de la rénovation de la rue de la République, et contre les marchands de sommeil de Belzunce, accompagnés par l’association Un Centre Ville Pour Tous.

Intervenants


    • Didier Lapeyronnie

Professeur de sociologie à l’Université Paris-Sorbonne, co-auteur avec Michel Kokoroff d’un essai paru aux Editions du Seuil dans la collection La république des Idées : Refaire la cité : diversité et politique des quartiers populaires. Auteur également de Ghetto urbain – Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, le sociologue observe depuis des années la fermeture progressive de ces “contre-mondes”, organisés à l’abri d’un monde – notre société – perçu comme hostile et indifférencié.


Regard sur la rencontre :

Didier Lapeyronnie :

Mes travaux traitent de l’évolution des quartiers populaires en périphérie des villes pendant les trente dernières années. Ce petit film que vous venez de faire sur Marseille concerne le centre, car à Marseille le centre est resté populaire, ce qui est rare. La question des banlieues reste la même, parce qu’elles sont le produit de la rénovation des centres dans les années 1960 et 1970, avec des expulsions de population et une grande brutalité. Je connais plus particulièrement Bordeaux, où le slogan contestataire était « rénovation = déportation ». Visiblement Marseille rattrape son « retard » par rapport aux autres métropoles françaises.
Le processus de gentrification est désormais plus doux, plus progressif, mais les résultats de relégation sont les mêmes, avec le réinvestissement des villes par les catégories moyenne et supérieure à fort capital culturel, ceux-là mêmes qui suivent cette balade filmée dans le centre de Marseille. C’est partout pareil dans le monde, que ce soit à Londres, Berlin, Bogota, Rio, etc. Ce processus fait éclater l’espace urbain et exclut les catégories populaires en lointain périurbain. La ville se fractionne socialement, qu’il s’agisse de petites ou de grandes villes. La banlieue est alors coincée entre un centre gentrifié et un péri-urbain paupérisé.
Chaque période de rénovation urbaine (comme le montre le jingle de présentation du festival Image de ville : des banlieues désertes et une rue de centre bondée) fait disparaître la vie sociale. Le thème de la disparition de la rue est fréquemment cité, comme à l’ère du baron Haussmann, comme aussi dans le modèle des villes américaines. Or la rue est un espace public et un lieu de démocratie, où se manifeste le peuple, avec donc un sens social et politique.
Dans ces trente années de rénovation urbaine, trois grandes périodes apparaissent, différenciées sur la base d’un vocabulaire particulier (les « cités », les « ZUS », les « zones de non droit ») et de manifestations politiques (les émeutes). La dimension est sociale, certes, mais surtout politique. Comprendre la nature de la question des banlieues, et comment elle est vécue par les habitants eux-mêmes : c’est la question du regard, et de la dimension politique. Depuis la fin des années 1970, s’est installé le manque de représentation des émeutiers, qui veulent donc se faire entendre, même sans contenu précis. Aujourd’hui les gens sont obsédés par la représentation, et les conséquences de l’évènement sur l’image qu’on a d’eux. Il s’agit de maîtriser sa propre image. Or le risque perdure d’apparaître à son détriment, ou bien ne pas être vu. La construction politique et symbolique de la banlieue au travers de l’image est cruciale. Comment réintégrer les gens des banlieues dans une image dont ils ont été écartés ? J’ai trouvé une réponse : dans le cinéma.
Les représentations invalident les gens, ils n’en sont pas acteurs ni maîtres. Elles sont reliées à la peur. Or la peur est une émotion qui sépare les gens : le chômage, la discrimination, la ségrégation fabriquent une image négative qui aggrave le coût des transactions sociales. Cette construction-là a des effets sociaux plus graves. Jamais on ne pourra sortir de ce problème sans sortir de la problématique de la représentation excluante. Il manque une unité politique et symbolique. Il y a eu des transformations progressives et successives de la vie sociale dans les banlieues. Ainsi, la configuration est différente selon les époques. L’histoire sociale est datée, soit par les évènements politiques, comme les émeutes, soit par le cinéma. Un film me semble déterminant : « Mélodie en sous-sol » d’Henri Verneuil, sorti en 1963, dans lequel un ancien prisonnier retrouve difficilement son pavillon à Sarcelles, où ont poussé les barres et les tours de construction moderne. Sarcelles était alors considéré comme une zone d’habitation confortable et les immeubles à étages étaient vus comme un progrès. Les dix premières minutes du film sont étonnantes, dans Sarcelles déserte et sans rue, à l’exception d’ouvriers d’origine étrangère avec qui le dialogue est difficile. Tous les problèmes sont présents, à peine la construction achevée.

Les trois étapes que j’ai identifiées sont les suivantes :

  1. Vers les années 1981, les émeutes des Minguettes, ont été le rôle déclencheur de la politique de la Ville, où l’on parlait du chômage des jeunes et des Zones d’Education Prioritaire.
  2. Dans les années 1990, avec les émeutes de Vaulx-en-Velin, premier basculement, la porte se referme, il n’y a plus d’espoir d’intégration. Les émeutes se multiplient, partout en France, que ce soit Vitry-le-François, Montauban, Pau, les petites villes de province, Toulouse aussi en 1998.
  3. Enfin, vers les années 2000, les émeutes deviennent ritualisées. Le basculement se fait là vers des quartiers ségrégués qui se sont complètement refermés.

La première époque aborde le sujet du « jeune de banlieue », blouson noir qui s’ennuie. Les repères restent ouvriers, avec des croyances fortes comme la lutte des classes, et le désir d’intégration a mené jusqu’à la marche pour l’égalité de 1983. Il y avait encore une dynamique et une capacité politique, même si elles étaient associées à la rage et la frustration, et l’envie d’accéder à la citoyenneté française. Le film qui me semble représentatif est « le Thé au Harem d’Archimède » en 1985, de Mehdi Charef.

Déjà la question se posait des réunions de jeunes au bas des tours, également celle de la drogue (la colle). Gars et filles étaient mélangés, de même pour les Français et les immigrés. Les filles vont commencer progressivement à disparaître de l’espace public. Le mouvement d’intégration était fort, malgré les tensions entre parents et adolescents (les parents étaient chômeurs, ouvriers, alcooliques).
La cité avait alors un rôle ambigu, de refuge / d’enfermement et d’ennui. L’ouverture demeure limitée, la protection est indéniable. Ce thème va lui aussi évoluer rapidement et de façon négative. Enfin, les adolescents avaient un bon niveau de français, on comprend très bien leurs paroles. Ce film a été suivi par un autre, assez violent : « De bruit et de fureur » de Jean-Claude Brisseau (1988).

La deuxième époque commence en décembre 1990 suite à une bavure policière suivie d’émeutes dans la région parisienne (Trappes, Sartrouville), de dégradations, d’affrontements avec la police, et l’appel des autorités au rétablissement de l’ordre public. Ici on perd la culture ouvrière, exit le blouson noir. Le sentiment d’être exclu est plus violent, l’économie souterraine se développe, c’est l’époque où s’installent tous les trafics. On perd toute croyance dans l’avenir et dans l’intégration, y compris dans la politique de la ville, d’autant plus que la récession provoque un fort sentiment d’exclusion, une rage de ne pouvoir accéder à la consommation, avec des gens de plus en plus individualistes et consuméristes. C’est le développement des trafics et de la violence. Le film qui illustre cette époque est « la Haine » de Mathieu Kassovitz, en 1995, qui montre des confrontations violentes avec la police (au point que le film a été interdit au moins de 12 ans), des différenciations ethniques et culturelles, un ennui plus profond.

L’atmosphère est différente, les tensions sont exacerbées avec la police, les filles ne sont plus dans l’espace public, le langage a changé, avec les mots en verlan et une prononciation abrégée, et une économie souterraine installée (les merguez ou les deals). La confrontation est puissante entre ce monde et celui des classes sociales supérieures. Il n’y a plus d’espoir. Les institutions font barrage.

Enfin la troisième époque, dans les années 2000, marque un enfermement progressif, tout le monde se connaît, et le rapport à la langue comme une impasse est le point central du film « l’Esquive » de Abdellatif Kechiche, sorti en 2004 :

Krimo, quinze ans, vit dans une cité HLM de la banlieue parisienne. Avec d’autres collégiens, il tente de répéter une scène de Marivaux, tout en étant sensible aux charmes de la seule blondinette de la cité, joyeuse pipelette. Le film marque ses difficultés à accéder à la langue, à l’expression de ses émotions, jusqu’à ne pas parvenir à jouer la comédie. C’est la métaphore du phénomène de ghettoïsation, qui l’amène à ne plus pouvoir répondre. La période est à la ségrégation, avec le sentiment de ne plus appartenir au même pays. Il n’y a plus de voie de sortie.

Quel est le motif de ces trente années ? La construction d’un contre-monde, aux marges de la cité : le ghetto ou plutôt le quartier, avec de fortes interconnaissances ; la séparation homme/femme marquée ; les embrouilles ; des conflits internes, une dialectique avec le monde extérieur. Le ghetto les protège, mais les empêche aussi de vivre directement leur vie propre. Il revêt une dimension raciale.
Aujourd’hui, nous avons franchi un autre cran, ces phénomènes sont davantage inscrits dans la sécession, avec la culture de la pauvreté, et l’après-crise de 2008. La décomposition de ce contre-monde, on la voit dans les cités qui se cassent en deux : sur des critères ethniques, et sur des critères sociaux : de pauvreté, de débrouille, de clientélisme et de frustration. On est hostile à l’autre, on ne se mélange plus. L’islam devient la seule ressource politique et culturelle autorisée, et impose une grammaire de la vie quotidienne. Sa pénétration vient combler le vide politique laissé depuis les années 1980, avec une forte dimension sociale et politico-religieuse.

Refaire la cité : ce serait un triptyque autour :

  • de la place des femmes
  • du pouvoir d’agir ou de l’empowerment 1
  • de la nécessité d’engager une action politique profonde.

En 2013, le constat a été fait que les seuls acteurs restant en lice sont les femmes, malgré la dégradation continue de leurs conditions de vie (violence, emploi, pauvreté, soumission, etc.). Quelle place prennent les hommes ? Les femmes sont le seul appui pour développer quelque chose, pour reconstruire une action collective, à condition de s’appuyer sur la forme politique. Si la question est éminemment politique, même l’histoire des ouvriers est devenue trop intégrée pour révéler le malaise qui s’est installé, incrusté. Non, il ne faut pas arrêter la politique de la ville, mais plutôt considérer les gens comme des acteurs politiques, c’est ça l’« empowerment ».
Je suis effectivement pessimiste. Les enquêtes, qu’elles soient faites à Limoges, Créteil, Angoulême, Aulnay/bois, etc.., montrent le vide politique et le poids de la religion qui séparent les gens au lieu de les unir. La religion n’est pas un ciment entre les gens, bien au contraire. Il y a une méfiance, une hostilité à toute intervention militante, à se mobiliser politiquement, du fait de la pauvreté et aussi du clientélisme. Les seuls individus qui s’agitent et émergent sont à la périphérie des cités (soit, ils en sont partis ; soit, ils vont en partir).

Le débat est ouvert :

Un sujet pour échanger ensemble

Claire ajoute que la première minute du film crée un choc symbolique formidable : elle montre des jeunes discutant bruyamment entre eux, sans que le spectateur puisse comprendre le langage ni la teneur de la discussion, et fait ainsi un parallèle avec la difficulté, voire l’abime, que ces collégiens doivent affronter pour comprendre « la langue de Marivaux ». Plus tard, dans le film, au cours d’une scène angoissante de quatre minutes, Krimo, désespéré, abandonne définitivement son rôle dans la pièce.
Il y a à réfléchir sur le langage, la difficulté d’expression et à le faire avec tout le monde : « Le pessimisme n’est pas de mise ! je crois au fait de faire ensemble, de construire des histoires ou des jeux pour y parvenir et contourner les difficultés. Je pense au jeu de la paix que je tente de bâtir collectivement : c’est vraiment un sujet fait pour échanger ensemble et fabriquer du langage commun ».

La culture peut nous permettre d’en sortir !

« On paye des impôts locaux et on nous demande de fermer nos gueules. Ce n’est pas pour rien que les jeunes cassent tout, c’est lié à l’enfermement des parents. Je crois à l’insertion culturelle : portugais, maghrébins, etc. J’ai vécu quarante ans en cité et il n’y a que la culture qui peut nous permettre d’en sortir. » dit une personne dans la salle.

Une désagrégation sociale et politique

Patrick parle de droitisation de notre société et de nos élites : « Pensons Le Matin a réfléchi à la désagrégation sociale et politique, lors des séances sur la violence, le clientélisme. Cette désagrégation par le haut montre un processus institutionnel qui ne fonctionne plus. L’application de la loi Lamy et la mise en œuvre des conseils citoyens à Marseille est un vrai désastre. Françoise et moi sommes désignés pour faire partie du conseil citoyen du 1er arrondissement, nous attendons toujours une invitation à participer ! Le bilan des Pas Sans Nous et des discussions sur les contrats de ville constituent une contradiction terrifiante avec la désagrégation de la société ».

On parle de la disparition des hommes

On parle de la disparition des hommes. Que sont devenus les Indigènes de la République 2 ? Que la religion soit devenue la dernière ressource culturelle, est-ce négatif ? N’y-a-t-il pas d’explication positive ?

DL : On observe la même chose partout dans le monde, que ce soit en Amérique latine ou ailleurs : les hommes perdent cette capacité positive, le pouvoir revient aux femmes, le développement se fait par les femmes. Tout ceci est une conséquence de l’appauvrissement, qui implique le repli sur la famille, sur des ressources identitaires repérées, sur des rôles de genre très marqué, les hommes se renferment, les femmes essaient d’y échapper. Lisez Oscar Lewis, dans « Culture de la pauvreté » 3.
Le contexte de la réaction à l’emprise religieuse est variable d’un pays à l’autre : en Amérique Latine, on parle de chrétiens dans une société chrétienne, alors qu’en France on parle de musulmans dans une société chrétienne : il n’y a pas d’explication à ceci, tout dépend du contexte, l’impact de la culture dépend de son contexte géopolitique.
Mon sentiment est de me questionner sur ce que font les gens face au vide de la société. On connaît les formes de repli : famille, rôle de genre, religion, etc. Je ne porte aucun jugement sur ces constats. Promouvoir l’« empowerment » pour contrer cette absence de ressources sociales est une action utile. Aujourd’hui les gens n’ont plus le sentiment de vivre en société. Je pense à mon expérience d’enseignant dans un pays du Golfe : là-bas les habitants ne comprennent pas du tout le monde social dont nous parlons.

L’effondrement de la politique de la ville

Gilles a été acteur de la politique de la ville dans le Nord-Pas-de-Calais. Il partage l’avis sur l’effondrement du politique et du sociétal dans la politique de la ville, quel que soit l’endroit. Doit-on parler de droitisation, ou plutôt de disparition du politique ? En 1989, la politique de la ville parlait de transformer l’appareil éducatif et celui de la santé, les services publics étaient au cœur de son action, pour accueillir la parole de l’habitant et le transformer en fonction du besoin… jusqu’en 2003, où le constat a été fait de la déshumanisation progressive de la politique de la ville. Les projets sont devenus bien trop complexes, dans lesquels l’habitant n’existe plus ».

1 Généralement utilisée en combinaison avec d’autres mots à la mode, comme « communauté », « société civile » ou « agency », la notion d’empowerment, très approximativement traduite par les termes français d’« insertion » ou « autonomisation », est aujourd’hui au cœur de la rhétorique sur la « participation des pauvres » au développement… Divers équivalents ont été proposés en français : « capacitation », « autonomisation », « responsabilisation », « émancipation » ou « empouvoir ». Le concept est né au début du XXe siècle aux États-Unis dans un contexte de lutte. Conçu alors comme gain de pouvoir face à un groupe dominant, le concept a été utilisé peu à peu dans une vision plus large et plus floue, proche de celle de la participation. Dans les institutions internationales, l’empowerment peut être utilisé dans une vision néolibérale. L’idée est désormais au cœur des politiques de lutte contre la pauvreté et de développement, notamment dans le cadre de politiques urbaines.

2 Les Indigènes de la République est le nom générique d’un appel, d’une association puis d’un mouvement politique, apparus en 2005 en France, qui se définissent comme un mouvement de protestation antiraciste. Ses fondateurs affirment avoir comme objectif la lutte contre le racisme et les discriminations, en particulier fondées sur la religion, et se déclarent « antisionistes ». Leurs actions et leurs propos ont suscité des controverses, et des reproches de racisme et de communautarisme. Ce mouvement a été accusé par l’hebdomadaire Marianne de racisme anti-blanc, et le sociologue libertaire Philippe Corcuff, signataire de l’appel de janvier 2005, a émis une série de critiques en juillet 2015 sur les évolutions des Indigènes de la République, notamment la présence de préjugés coloniaux implicites et une vision traditionnelle du rapport entre les mouvements sociaux émancipateurs inspirée d’un marxisme traditionnel. Pour l’historien Gérard Noiriel, « en se définissant eux-mêmes avec le vocabulaire de ceux qui les stigmatisent, les porte-paroles de ce type d’association pérennisent un système de représentations qui les exclut ».

3 L’anthropologue Oscar Lewis a défini le concept de culture de la pauvreté comme un ensemble de normes et d’attitudes ayant pour effet d’enfermer les individus dans ce qui, à l’origine, formé en réaction à des circonstances extérieures défavorables, perpétue, en se transmettant de génération en génération, l’état de pauvreté, quelle que soit l’évolution des circonstances. Cette thèse anthropologique fit bientôt l’objet d’une récupération conservatrice aux États-Unis. La pauvreté dans les grandes métropoles fut largement imputée à la désorganisation de la famille noire américaine, soupçonnée de produire une véritable culture de la dépendance envers le « welfare ». Cette récupération eut, par contrecoup, pour effet de bannir toute référence à la culture dans les recherches sur la pauvreté pendant des décennies. En effet, celui qui attribuait la pauvreté à des causes culturelles était accusé de blâmer la victime, d’entretenir un racisme qui ne pouvait plus se dire ouvertement et de déconsidérer d’office toute politique sociale.
La culture de la pauvreté a été théorisée par l’anthropologue américain Oscar Lewis dès 1959. A partir de monographies de familles habitant Mexico, il décrit un « cycle de la pauvreté », venant du fait que les pauvres développeraient un système de valeurs leur permettant de faire face à la misère, mais qui les maintient dans leur condition. Cette culture de la pauvreté se caractériserait par le sentiment de marginalité, de dépendance, par le fait de se sentir étranger dans son propre pays et vis-à-vis des institutions. En outre, les pauvres vivent au jour le jour, ils n’ont pas le sentiment d’appartenir à une histoire, encore moins à une classe sociale. Pour Lewis, lorsque les pauvres deviennent membres de syndicats et accèdent à la conscience de classe, alors, ils peuvent rester terriblement pauvres mais sortent néanmoins de la culture de la pauvreté (Lewis, 1966).
Aux Etats-Unis, la question de la culture de la pauvreté a été l’objet de violentes controverses, au point que le thème est devenu tabou parmi les chercheurs libéraux, tant il a été associé au conservatisme social et au « blâme des victimes ». Ce n’était pas le cas en France. Ainsi, lorsqu’en 1970 le livre de Richard Hoggart « The Uses of Literacy » est traduit en français, le titre en sera « La Culture du pauvre ». L’ouvrage a connu un grand succès et continue d’être fréquemment cité. Or Hoggart décrit bien un monde populaire avec ses valeurs et modes d’existence propres, sans que cela n’ait causé de troubles, notamment chez Pierre Bourdieu, qui dirigeait la collection dans lequel le livre a été traduit.




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