Le projet artistique : fondateur ou illusion ?

MP2013 sur Mairie

samedi 22 novembre 2014 à partir de 9h30

Le projet artistique : fondateur ou illusion ?

« Nos lieux et nos projets, nos friches et autres démarches volontaristes et pauvres, avaient au moins le mérite d’avoir réhabilité le caractère fondateur des projets artistiques comme, par exemple, le Festival d’Avignon, cet acte artistique fondateur de Jean Vilar». Philippe Foulquié


Intervenants



Regard sur la rencontre :

Phillipe Foulquié:

Les « nouveaux territoires de l’Art » et l’association ARTfactoriesAutrepARTs (Af/AP)
Depuis une trentaine d’années, il existe des regroupements, des collectifs, souvent animés par des artistes ou des « opérateurs culturels » qui remettent en question les pratiques dominantes des institutions et grands équipements culturels, moins en les dénonçant qu’en remettant en chantier tout ce qui a été abandonné par ces « professionnels de la profession », en particulier ce qui concerne le rapport aux publics et aux territoires.
Ce mouvement, né pour l’essentiel depuis les premières lois de décentralisation, a fini par se voir reconnaître quelques légitimités à l’époque où Michel Dufour et son conseiller Fabrice Lextrait avaient organisé le grand colloque de Marseille : « les Nouveaux Territoires de l’Art » qui s’était déroulé à la Friche (février 2002), et dont les espérances et les enthousiasmes, français et internationaux, devaient être malheureusement condamnés avec les résultats électoraux du 21 avril 2002.

Pour l’essentiel, ces regroupements s’étaient fondés sur les délaissés d’une crise industrielle : les friches, généralement industrielles, parfois sanitaires ou administratives, voire religieuses. Autant de patrimoines oubliés, abandonnés, ignorés par leurs responsables, qui sont ainsi revenus avec plus ou moins de difficultés à leurs véritables usagers : les habitants de leurs territoires.

Comme directeur de la Friche la Belle-de-Mai, j’ai participé à la fondation d’une association qui réunit les principaux exemples de ces collectifs pour rappeler et affirmer un certain nombre de principes, tirant nos analyses et argumentaires des exemples qui nous portaient : c’est l’association ARTfactoriesAutrepARTs (Af/AP), dont je suis toujours membre à titre individuel ; la Friche la Belle-de-Mai, quant à elle, n’ayant pas renouvelé son adhésion.

Les Projets Artistiques fondateurs

Au sein de ces regroupements et selon leurs principes, ce sont les projets artistiques qui sont moteurs, que la direction soit elle-même assurée par un artiste ou un opérateur culturel, comme je l’ai été. Ainsi, par exemple, le projet d’Armand Gatti, en 1993 à la Friche, a été un immense contributeur à l’existence, la définition et l’évolution de celle-ci ; ainsi les nombreux projets artistiques s’y sont succédés depuis, du Groupe-Dunes au Théâtre de Cuisine, d’Astérides à l’association AMI, etc…

Il me semble que l’exemple du Festival d’Avignon illustre parfaitement ce caractère fondateur : quand Jean Vilar et René Char veulent faire sonner les mots des poètes et dramaturges sur les vieilles pierres de cette incroyable friche qu’est le Palais des Papes, ils inventent avec l’aide de quelques avignonnais, notamment des élus et des opérateurs culturels, un festival que l’Etat sera amené ensuite à soutenir, devenant le plus grand festival de théâtre au monde. Il est évident que Jean Vilar et ses amis ne pensaient pas à cela, pas plus qu’ils ne voyaient la transformation de leur projet en une réalité bien plus complexe que celle envisagée.

Je peux aussi évoquer l’Histoire de la Cartoucherie de Vincennes, où Ariane Mnouchkine, qui cherchait un lieu pour sa compagnie et ses exigences scénographiques, a créé une véritable cité du théâtre, avec sept à huit lieux scéniques où se produisent les créations parmi les plus importantes de France, les spectacles d’Ariane et d’autres, et tout cela au milieu d’un bois.

La création des Centres Dramatiques, pensée par la Résistance, s’inscrit également dans ce principe des projets fondateurs. Je pense à Jeanne Laurent qui avait repéré un certain nombre d’artistes qui se sont mis à travailler sur les territoires, avec les populations, et sur l’action culturelle. Elle a été voir Dasté, Planchon, Sarrazin à Toulouse, à Lille, à Caen, etc …
De même pour les premières Maisons de la Culture, qui ont été créées par des artistes, à Bourges, à Nice et à Grenoble ; Gabriel Monnet, était autant opérateur que metteur en scène. Et à Amiens, Jean-Marie Lot était un jardinier culturel.
Puis, je ne sais pas ce qui s’est passé, il y a eu une dérive de la part des successeurs des fondateurs, dérive qui fait que les Maisons de la Culture assurent de moins en moins leur rôle dans le rapport aux compagnies régionales ou au développement local.
On peut penser que les nominations par le Ministère de personnalités artistiques à la direction d’équipements culturels qu’ils n’ont pas fondés, participent à ces dérives. Ils sont en effet soumis à des cahiers de charges, des pratiques et des organisations qui limitent beaucoup leurs capacités fondatrices, leurs possibilités de ré-inventer les lieux où ils vont créer, les enfermant ainsi dans un contexte qui les coupent des territoires.

les expérimentations continuent

Depuis que Jean-Jacques Aillagon a affirmé que « les friches, c’est fini ! », les projets de friches se sont multipliés par dix : Culture Commune (à Arras avec Chantal Lamarre), l’Entrepôt (à Bourges, avec François Hadji Lazzaro, Buren, etc..), qui renforcent cette notion de projet artistique en l’élargissant à des projets pluriels.
Aujourd’hui les regroupements Af/AP font pré-exister les projets artistiques pour bâtir le devenir de leurs structures, pour en provoquer l’évolution et en maîtriser les transformations.
Et ces évolutions ont imposé la prise de conscience des réalités qui ont entraîné des soutiens institutionnels progressivement reçus. Surtout elles ont démontré la nécessité de refonder les politiques culturelles dans le rapport des projets artistiques et des problématiques de territoires.

L’évolution récente, les nominations de gens ambitieux et portés par des convictions semblent faire bouger le paysage, et se croiser de plus en plus de relations entre les équipements institutionnels et les regroupements Af/AP.

C’est pourquoi je suis optimiste.

Christophe Apprill:

Je souhaite présenter quelques hypothèses sur les projets artistiques fondateurs à partir des deux constats empiriques, réalisés en observant les discours des opérateurs culturels.
En premier lieu, les programmes culturels sont rythmés par une ritournelle qui relie action culturelle & art et démocratie1. Les projets artistiques seraient au service de la démocratie1. Ils seraient un indicateur de la démocratie. Soit un ensemble signifiant qui contient deux idées fortes : d’une part, l’art est bon pour la démocratie ; d’autre part l’art est bon pour les gens : « Pour l’essentiel, la politique culturelle reste déterminée par une idée simple : la consommation de biens culturels est « bonne en soi2 ». » (Greffe, 2010).
Faisons l’hypothèse que cette ritournelle relève davantage d’une idée reçue.

En deuxième lieu, une multitude de concepts prolifère dans les discours des opérateurs culturels (catégorie d’agents qui disposent d’une capacité à porter un discours dans l’espace public, contrairement à d’autres professions) : « projet », « lien social », « cohésion », « espace public », « appropriation », « vivre ensemble », « créativité », « art partagé », « création partagée », « collaboration », « mutualisation », « co-construction »,  « créatif », « créativité » …

Faisons un retour sur les mots obligés et les idées qui structurent les discours culturels et construisent des fictions théoriques nous expliquant ce que le rapport des gens au monde devrait être. Comment ce langage catastrophique est-il devenu la norme ? Comment la normalisation a-t-elle pu contaminer à ce point la pensée de la vie culturelle ? 3 Je l’applique à moi-même, personne ne peut s’abstraire de cette critique. A travers deux notions : le projet et la créativité.

Un projet, c’est toujours formidable
Prenons l’exemple du projet, pour essayer de voir en quoi la langue nous éloigne des intentions généreuses, altruistes et soucieuses du bien commun des opérateurs et des artistes. Qu’implique le terme « projet » ? :

  • C’est toujours positif. C’est porteur d’espoir, tourné vers l’avenir. Et ça permet de suspendre la critique 4.
  • C’est difficile de s’en passer : essayez de construire une action culturelle sans employer le mot « projet », « territoire » et « public »… Votre entreprise est vouée à l’échec. « Projet de vie », « projet d’acheter une mobylette », « projet de vous prendre dans mes bras », on ne peut pas se passer de ce mot.
  • Cette rhétorique est omniprésente, intimidante, insistante. Elle est devenue impérative. Nous sommes formatés par ce langage. C’est très sexy d’utiliser ce mot. Bien que sclérosée, conventionnelle et stéréotypée, cette rhétorique demeure attrayante.

A noter la dimension programmatique des « projets » : ils sont censés agir sur le système, sur le réel. Il est toujours question d’effets attendus (appropriation), de comportement (plus de liberté), de sentiments, d’actions (penser, éprouver, ressentir..), de processus, dont on ne sait pas très bien en quoi ils consistent :

  • exemple de « l’appropriation de l’espace public » : c’est la réunion de deux concepts, l’un emprunté au droit, l’autre à l’aménagement.
  • Exemple de la « requalification urbaine » : c’est la diversion avec le quotidien, de la fonctionnalité des espaces : il s’agit bien de repousser l’angoisse et de se distraire (se sentir exister – Pascal).

Le projet culturel a pour objectif de faire croire qu’il poursuit des objectifs sociaux.

  • Il est animé par une ambition démesurée : l’art doit prendre en charge la misère du monde. Rocard aurait dû être entendu dans les milieux de la culture. Résoudre la crise, c’est offrir « une autre manière de penser ».
  • Il propose de réenchanter le monde social traversé par « la crise ».

Deux écueils sont présents :

  • Le passage d’une raison systémique (de crise, de pauvreté, de relégation, de clivages sociaux) à une raison psychologique (de créativité, de désaliénation, d’imagination, d’appropriation).  Il est en permanence question de penser à la place des autres.
  • Comment penser autrement quand les contenus eux-mêmes sont énoncés avec un langage ordinaire, celui de la langue grise des institutions 5.

Deux interprétations face à cette prolifération sémantique :

  1. Le champ culturel produit et affûte ses concepts pour mieux expliciter ses choix, ses postures et ses ambitions. Ce serait le signe d’une réflexion à l’œuvre, d’une réinvention des pratiques et des discours. Le problème est que ce vocabulaire vient du champ du management (« projet » ; vocabulaire libéral, américain, des années 1990) ou de l’industrie (« créativité »).
  2. Voir la thèse de Chauvier à propos du démarchage téléphonique (pp. 34-35) : la rhétorique du démarchage téléphonique m’inclut dans un environnement vide de sens, où la communication s’établit selon un mode faussé, avec intimidation, contrainte, absence de scepticisme. Les mots contraints du démarcheur imprègnent la langue du démarché et lui font apparaître un horizon où il risque de sombrer. C’est la même chose avec les opérateurs culturels : cette langue m’absorbe et je n’ai rien à y opposer, rien à y répondre :
    • cette prolifération serait au contraire le signe d’un appauvrissement : la langue morte et creuse des discours institutionnels et convenus, s’est disséminée dans le champ des politiques culturelles.
    • ce vocabulaire tend à suspendre la critique (des projets eux-mêmes), et à croire aux messages hollywoodiens (tout ira mieux) produits par les artisans de l’instrumentalisation de la culture (créativité, attractivité, développement territorial, etc.).
    • Les mots sont vides lorsqu’ils ne font référence à aucun contexte (Chauvier, 2009). C’est le propre des titres en forme de slogan qui ornent désormais les programmes des opérateurs. « Un projet culturel pour un projet urbain » (Friche Belle de Mai)6 ; il en résulte une confusion7.

Le succès de cette prolifération (ensemble signifiant) s’inscrit dans un contexte particulier : contexte de mutation, ou pré-révolutionnaire, ou déjà révolutionnaire. Pas une semaine sans qu’un évènement historique ne vienne le rappeler. Dans l’actualité, deux exemples à citer : celui de l’annexion de la Crimée (2014) : un fait accompli. Illégal du point de vue des diplomates, mais légitime du point de vue de la Russie. Et l’exemple du barrage de Sivens8 (octobre – novembre 2014) où il y a légalité mais pas de légitimité du point de vue des contestataires.
Il y a un effet de cisaillement entre légalité et légitimité. Confusion absolue : que faut-il suivre ? La légalité juridique ou la légitimité d’organisations collectives ? Une crise de la représentation politique, et de la démocratie. Mais aussi un contexte de confusion, au trois sens du terme : emmêlés, en désordre (par exemple le débat de Pensons le Matin autour de la « culture ») ; confondre les choses ; embarras, gêne, pris en faute (car je ne sais plus quoi choisir).
Il en résulte une perte de sens et une confusion augmentée (contexte + ensemble signifiant des opérateurs). Mais cette confusion est peu dénoncée. A quoi sert donc cette confusion ?

La créativité
Depuis quelques années, un nouveau concept est apparu : la créativité. Il permet de détourner l’attention de la faillite en cours des politiques culturelles. C’est un cache-misère qui camoufle l’effritement du sens des politiques culturelles. Les principes de la créativité, par approche interactive, sont issus de l’observation des sociétés des pays du sud, celles dites « en développement ». Une nouvelle idée est aussitôt partagée par d’autres. Selon Greffe (en 2010) « la créativité s’opère alors sur la base de trois principes : le principe d’« impermanence » (ce qui a existé n’est plus qu’une phase de ce qui existe aujourd’hui, un élément en soi ; il y a toujours un renouvellement qui nous fait aller vers l’avant) ; le principe d’écologie sociale (il s’agit d’avancer en se prévenant de tout déséquilibre social) ; et le principe d’humilité (il faut savoir limiter par la culture les débordements de l’économique. La créativité ne peut consolider mes propriétés, l’exclusion, les autorités et les marginalisations…)».
Que devient ce concept lorsqu’il est appliqué dans les classes sociales qui détiennent du pouvoir ? Les opérateurs culturels font partie de ces classes qui détiennent le pouvoir. Teresa Amabile (article in Harvard Business Review)9 déconstruit certains mythes qui présentent des facteurs comme favorables : compétition plutôt que coopération, incitation monétaire, contraintes temporelles plutôt qu’un laisser-aller sur la temporalité…,
Mais comme le dit justement Greffe, la notion de créativité ne fait pas consensus : « A partir du moment où l’on déclinera le contenu de la créativité au niveau économique et social, on touchera aux intérêts et aux rapports de force établis ». Je citerai deux exemples de déclinaisons au niveau économique et social :

  1. Aux élections municipales de 2014 en Avignon : le candidat du Front National, Philippe Lottiaux, a failli être élu10. La question avait été posée à Alain Badiou, qui répondait clairement : non ce projet a été clivant. Ainsi, le plus grand festival de théâtre n’a pas rendu la société plus créative. Le festival n’a pas rassemblé autour d’un projet novateur, généreux, altruiste. Il a eu des effets clivants : le séparatisme social l’a emporté. Le transfert de la créativité de la « culture » au niveau politique a échoué.
  • Dans le champ culturel, la création artistique et la créativité sont déclinées ensemble. Mais on adresse la créativité communément vers les plus pauvres, ceux supposés ne pas en avoir, aux populations en situation de relégation. Un exemple majeur avec les quartiers créatifs. On demande alors à ces pauvres de s’éduquer, de relativiser, de devenir responsable, de se prendre en main, d’être productif, etc… Mais les opérateurs eux-mêmes ont-ils fait preuve de créativité ? On voit bien que ce vocabulaire est d’abord au service de dispositifs qui privilégient ceux qui l’utilisent, au détriment de ceux qui en sont les destinataires. Ils se permettent de parler à la place des gens.Pourquoi s’intéresser à ces éléments de langage ?  Parce que la manière de se rencontrer par le langage, c’est une des formes premières de la vie, bien avant la rencontre artistique. Et là nous sommes dans la culture anthropologique. C’est toute la différence entre art et culture : la culture c’est d’abord les manières de vivre, le langage ; et après c’est l’art. Et la culture anthropologique intègre l’art, pas l’inverse. L’art est un segment de la culture anthropologique. Ce qui est prééminent dans notre manière d’échanger ensemble, c’est bien d’utiliser le logos. L’accord de vie passe par le logos. Et quand les mots utilisés sont à ce point formatés, conventionnels, sclérosés, et que nous ne pouvons pas y échapper, cela devient problématique. On signe en quelque sorte une reddition devant le pouvoir des mots, à les utiliser sans recul critique.
    Nous sommes réduits à être des êtres génériques : obligés d’adhérer, obligés d’aimer, obligés d’accepter, obligés de dire oui, de consentir, de respecter le protocole… La confusion du double langage engendre une confusion, mais aussi réalise le projet qui consiste à appauvrir la vie en termes d’expérience et d’idée. Ce vocabulaire réaffirme la prééminence de la création artistique sur l’expérience ordinaire, de la culture des œuvres sur la culture anthropologique, de la passivité sur l’activité.
    1 : Anne Guiot de Karwan (« Bâtisseurs de projets culturels territoriaux ») : « Ce que l’on peut faire dans l’espace public est une jauge de la démocratie. Les arts de la rue sont un acte politique » (rencontre avec A. Badiou, théâtre Gyptis, 11/10/2014).
    2 : Bénéfices endogènes : dans le champ culturel. Bénéfices exogènes : créations d’emploi ; impacts sociaux plus larges.
    3 : Curnier, 2014 : 7.
    4 : Luc Joulé pour préparation de la table-ronde du festival Image de ville du 22 novembre 2014 : « inutile de revenir sur ce qui s’est passé durant Marseille Capitale européenne de la Culture 2013 »)
    5 : Peut-on remplacer projet par un autre mot ? cf. développement in version 3
    6 : « En 1995, c’est avec un grand penseur, l’architecte Jean Nouvel, que la Friche élabore, un Projet Culturel pour un Projet Urbain visant à ne plus séparer les dimensions culturelles et urbaines. La présidence (1995-2002) de Jean Nouvel permet d’imposer l’idée de la permanence artistique comme agent indispensable du développement urbain. Concrètement, la Friche est alors rattachée au périmètre Euroméditérranée et la Ville de Marseille devient propriétaire des lieux. Mais cette reconnaissance ne va jamais de soi. La culture fabrique du lien social et génère de l’économie, pour autant, il n’est pas question de dépouiller la dimension artistique de ses qualités propres. » http://www.lafriche.org/content/1992-%E2%80%93-2014 – consulté le 15/11/2014.
    7 : Corrélativement, ambiguïté dans l’usage du terme « culture » (étudiante en Licence professionnelle Chargé de production culturelle qui se demande si cela vaut la peine de faire son stage professionnelle à la radio (dans une structure « hors culture » dit-elle…) : culture des œuvres ou culture artistique ?
    8 : Modèle de développement injuste qui privilégie une vingtaine de gros paysans cultivant du maïs ; une décision d’aménagement prise dans l’entre soi des différents conseils (CG, CR, maître d’œuvre) Cf. « Sivens, la double révolution », Frédéric Denhez, Libération, 4 novembre 2014.
    9 : Citée par Greffe.
    10 : Arrivé en tête au premier tour, 29,63% contre 29,54% pour Cécile Helle. Il a finalement recueilli 35,02% des suffrages au second tour. Au lendemain du premier tour, Olivier Py, le directeur du festival d’Avignon, s’était alarmé de cette possible victoire du FN et prévenu qu’il n’aurait « aucune autre solution», dans pareil cas, que de « partir». Le FN dispose de 9 conseillers municipaux, l’UMP de 4 et le PS de 40. L’abstention a été de 42.84% au premier tour et de 37.27% au second tour :
    « si le FN gagne à Avignon le festival menace de partir »

    Le débat est ouvert :

    La culture ne se décrète pas, elle s’invente

    Bruno Jourdan commence en déclarant que rien ne prouve rien.
    On a du mal à évaluer l’effet de la culture sur nos sociétés, puisqu’on est dans un schéma où la culture a sa place, de fait, même s’il faut se battre pour cette place. Les mots ont tendance à figer les concepts et à éviter des discussions. Mais le mot « projet » s’oppose vraiment au mot « produit », qui me fait frémir, mot dessiné, ficelé, à prendre ou à laisser. Le projet s’inscrit vraiment dans un processus, une démarche créative.
    Il y a différence entre la culture marchandisée, envahissante (cinéma, théâtre, une économie culturelle effectivement reprise par les politiques), et la culture non marchande, celle qui aboutit à un partage, à une rencontre, à une expérience commune, à une compréhension du monde. Je pense que l’acteur culturel, ou l’artiste, nous permettent de retrouver des repères et des projections. Mais il est au service d’un projet productiviste : il faut agir pour produire. L’école est même un modèle d’organisation de la production.  Il est périlleux que la culture devienne une institution.

    Les quartiers, ce n’est pas du vide qu’il faut combler, c’est du plein qu’il faut accompagner

    Claude Renard Chapiro souhaite rebondir sur la créativité, et reparler de Jean Marie Lot, par ailleurs écrivain qui a créé la Maison de la Culture à Amiens.
    Il a travaillé sur l’histoire de 1914. Je l’ai côtoyé dans un milieu d’éducation populaire en Picardie, avec de l’art et de la culture il m’a permis de trouver des passerelles. Il a écrit un bouquin : « Jardinier culturel » qui dit : « le projet est une piste d’envol, et pas les plans d’une machine à voler ». C’est ce que Philippe a évoqué tout à l’heure : on ne sait pas combien la société peut influer sur le projet, et lui donner une direction différente de celle de l’origine. J’aime bien la phrase : « la lutte des classes… et puis la lutte, c’est classe ! ».
    Ce qui nous différencie du projet fondateur, c’est qu’à l’intérieur de ce qu’on fait en tant que « jardinier », on doit être attentif en permanence à ce qui va pousser, à ce qui peut nous étonner. Quand je m’occupais de la politique de la ville, je disais souvent que « les quartiers, ce n’est pas du vide qu’il faut combler, c’est du plein qu’il faut accompagner ». Et ça fait vingt ans qu’on le dit, mais on n’arrive pas à le faire avancer. La notion de ré-enchanter la ville n’est pas magique, ça suppose un certain nombre de contraintes à faire avancer, avec des micro-projets dont sont porteurs beaucoup d’acteurs culturels créatifs. Et les micro-projets se maîtrisent. Mais dès qu’ils ont une envergure ou une ambition, ils sont repris par les institutions. Et là, la notion de projet suppose l’appel à projets, dont on connaît les limites, lesquels projets ne permettent pas d’accompagner dans la durée les actions qu’il qualifie. Je comprends que tu interpelles la notion de projet, à nous de réinvestir les mots pour leur redonner du sens. J’aime bien Franck Lepage, mais il caricature parfois trop nos efforts et nos luttes. Sur Avignon, en 1972, nous avions interpellé sur la césure entre le In et le Off, et nous n’avons pas été entendus. Les dérives d’aujourd’hui, l’absence de soutien, le Off qui déborde de partout, ont subi une forme d’indifférence de la part du projet fondateur vis-à-vis de ce débordement qui avait besoin de se faire entendre. La maison des Jeunes de la Croix des Oiseaux, en Avignon, s’est retrouvée en grande difficulté par la Mairie qui voulait la municipaliser selon des projets artistiques bâtis avec des pointures comme Armand Gatti !

    Que fait-on avec ce concept de l’autonomie de l’art ?

    Fabrice Lextrait s’amuse en signalant que l’agriculture est impérialiste, écologiquement catastrophique, économiquement injuste, sanitairement dangereuse. Christophe a raison, on peut dire ça de tous les secteurs. Pour faire avancer ce débat, il n’y a pas de mythologie autour de l’action culturelle, il n’y a pas de mythe de la rénovation urbaine s’appuyant sur les projets culturels. Il faut s’intéresser aux voies « alternatives ».
    Xavier Greffe est économiste, qui depuis trente ans a sacralisé l’économie de la culture à Avignon. Il y a une diversité à cultiver, et une singularité et des minorités à outiller intellectuellement. La dimension culturelle peut apporter de nouvelles voies. La question est centrale, celle de l’autonomie de l’Art ? On est sur des politiques culturelles majoritaires fondées sur cette autonomie. Je ne crois pas que l’Art soit  un segment de la dimension culturelle d’une société ou d’un individu. Que fait-on avec ce concept de l’autonomie de l’art ? Hérité du XIXe siècle, avec des enjeux nouveaux du XXIe siècle.

    La notion de projet, qui tient d’une rhétorique progressiste, est-elle simplement capitaliste ?

    André Donzel remercie les deux débatteurs.
    L’approche de la « Cité par projets » de Luc Boltanski et Eve Chiapello est intéressante.
    On n’est plus dans un capitalisme fordien, planifié et centralisé. On est aujourd’hui dans une logique post-fordienne, avec des appels d’offres, où, de plus, chacun est son propre entrepreneur. Je m’interroge sur cette notion de « projet », qui tient d’une rhétorique progressiste : est-elle simplement capitaliste ? Elle relève aussi d’une tradition progressiste, donc anticapitaliste. Que fait-on de cette notion de projet ?
    Cette notion de projet est-elle aussi hégémonique aujourd’hui ? N’est-elle pas obsolète ? Quelqu’un a écrit « à force de faire des projets sans arrêt, finalement on s’en lasse. On en revient à des questions de retour à la tradition, au passé ». Aujourd’hui, ce n’est pas une explosion des projets qu’on constate, mais plutôt un retour au patrimoine, à la mémoire. N’est-on pas en train de vivre la fin du progressisme, ce qui serait grave ?

    Si on parle tant des micro-projets, c’est bien parce qu’il n’y a plus de projet pour l’ensemble de la société

    Alain Moreau souhaite défendre les propos de Christophe.
    Rappelons qu’il n’y a pas de projet sans évaluation. La surévaluation qu’on subit aujourd’hui, dans tous les domaines, vient du management. Si cette notion de « projet » a eu autant de succès, d’abord dans le monde de l’entreprise, puis dans celui de tout le secteur public et de l’Etat, c’est parce que la société n’a plus de projets. On n’entend jamais un mot du gouvernement actuel (comme des précédents) sur son projet de société. Si on parle tant des micro-projets, c’est bien parce qu’il n’y a plus de projet pour l’ensemble de la société. On peut aussi avoir une définition non dominante de la notion de projet. Ce qui me conduit à questionner Philippe : j’aimerais que tu me définisses ce qu’est un projet artistique, que mets-tu sous ces mots ?

    Le projet artistique a une ambition pérenne qui ne préjuge pas de sa pérennité.

    Philippe Foulquié répond que c’est un projet à ambition pérenne qui ne préjuge pas de sa pérennité, parce qu’il a trop besoin du processus pour pouvoir s’inventer au fil du temps. S’interroger sur l’obsolescence du projet me semble assez pertinent. Ni Vilar, ni Picasso, ni Ariane Mnouchkine ne s’interrogeaient. Quelque part on projette, on bâtit un avenir, on construit une maison sans en connaître le poids. C’est une forme de pari sur l’avenir. J’ai banni de mon vocabulaire le mot « création », parce que trop utilisé par tous les arrivistes de l’action culturelle. J’ai très rarement entendu parler les artistes de « créativité », on dirait que ce terme-là, on n’arrive pas à l’employer. Ce sont des mots tellement lourds de corruption !

    On a besoin du vide, et les mots remplissent

    Bernard Misrachi pense qu’on peut se passer de certains mots – comme on peut faire un régime sans sel pendant quinze jours – notamment du mot « projet ».
    On peut résister en résistant au vocabulaire. Ce vocabulaire met la pression : aujourd’hui quelqu’un, qui n’a pas de projet, n’a pas d’avenir. La dictature du vocabulaire s’impose à nous, et lutter contre cette dictature passe par résister aux mots.
    On a besoin du vide, et les mots remplissent. Dans les zones d’incertitude, le premier réflexe est de chercher à mettre des mots. On a été soulagés, quand on nous a dit, un jour, qu’entre 0 et 1 il y a « peut-être », cet espace de liberté qui nous laisse un champ suffisamment vaste pour considérer les choses autrement que de manière binaire. On peut se passer des mots et il ne faut pas s’en priver. On a besoin de vide, on a besoin de créer des espaces, là où le politique cherche à remplir constamment. Un projet politique c’est remplir des feuilles avec « on va faire ça ». A la Friche, le projet c’est de remplir l’espace, ce n’est pas d’y mettre du sens, aujourd’hui. Philippe avait eu cette intuition que le projet se conçoit au jour le jour. Moi si je connais mon avenir, je n’ai pas envie d’y aller. Je n’ai pas envie d’un avenir tout tracé ; est-ce que c’est un avenir ?
    Je reviens sur la question d’Avignon, ça me hérisse un peu cette idée que le monde de la culture est un monde de gauche. Or tous les artistes ne sont pas démocrates. Ni les artistes ni le public ne sont entièrement démocrates. Il ne faut pas s’étonner que parmi ceux qui ont voté FN à Avignon certains vont au festival. Il faut arrêter avec cette fantasmagorie comme quoi la culture va changer le monde.

    Lingua Tertii Imperii

    Didier Hauteville cite le livre de Victor Klemperer, écrivain et philologue allemand, romaniste éminent, et auteur notamment de « Lingua Tertii Imperii », décryptage de la novlangue nazie utilisée comme moyen de propagande. Comment le régime nazi, grâce au vocabulaire, a inculqué très tôt les idées.

    La singularité de pouvoir porter un discours dans l’espace public

    Christophe Apprill souhaite réagir sur cette idée que le mot « projet » a contaminé tous les secteurs d’activité.
    C’est une évidence. Néanmoins je reviens sur la singularité spécifique aux opérateurs culturels : celle qui consiste à pouvoir porter un discours dans l’espace public, à produire un discours qui sera alors médiatisé, porté par les plaquettes promotionnelles des théâtres, musées… Il y a quantité de catégories socio-professionnelles qui ne bénéficient pas de cette capacité énorme : des ouvriers, des boulangers, des artisans, des sociologues, vous voyez, on est dans l’entre soi. Même si tous nous sommes contaminés par ce discours, depuis les années Mitterrand (1980), démontré par François Cusset avant Luc Boltanski, cette « prolifération sémantique » (comme, par exemple, ne pas appeler les clochards – les SDF ; ou les gens qui traînent- les sans-abris) est omniprésente dans tous les domaines.
    Et là, la responsabilité des opérateurs culturels est manifeste, dans la mesure où ils portent un discours. Un discours soi-disant démocratique et progressiste, avec des outils qui sont ceux du système réactionnaire ambiant. C’est contradictoire. On est dans une forme de délégation de la réalité qui contribue à augmenter la confusion. Et dans les propos échangés, -et j’espère que le compte-rendu en tiendra compte-, on a entendu cette capacité de parler à la place des gens. Attention, on ne sait plus de quoi on parle quand on parle à la place des gens, sans soubassement théorique qui permet d’objectiver ce que sont les gens et ce qu’ils pensent. On n’est plus dans l’échelle 1. Et ces discours qui ont la capacité extraordinaire de parler à la place des gens, sont la source de toutes les confusions et de toutes les manipulations possibles.

    Créer de la puissance d’agir

    Pierre-Alain Cardona déclare que « heureux sont les muets. »
    Je partage évidemment ce que dit Christophe, ainsi que Franck Lepage, mais en restant dans cette analyse de 1er niveau, on crée notre propre impuissance. Et ce qui m’intéresse de discuter avec vous, c’est pour agir et pour créer de la puissance d’agir. Entre le faire et le penser, il y a réellement les quatre phases du processus proposé par Christian Maurel : voir, comprendre, penser et agir. Et dans la façon de concevoir le projet artistique, j’essaye de rentrer dans le contenu. Le faire partager c’est de pouvoir vivre avec ces incertitudes, avec ce flou. Ce que Bernard disait sur le 0 et le 1 me plaisait bien, c’est accepter de vivre dans l’incertitude.
    Dans ce que tu exprimes, Christophe, j’ai le sentiment que tu nous proposes de nous remettre dans l’impuissance de devoir toujours se justifier de ces mots, et toi-même tu es peut-être incapable de porter un autre terme, et finalement je m’en moque ! L’important c’est ce qu’on met dans ce mot, comment on va le faire vivre et la manière de faire agir ce mot. Même si c’est intéressant de pouvoir creuser, ma priorité, c’est la capacité que tous ces mots soient des éléments d’action, et il faut juste être attentif à ne pas créer notre propre impuissance en se posant trop de questions et en redéfinissant tout.
    Une dernière chose sur la notion de processus et d’expérimentation, c’est aussi s’intéresser à ce qui se passe dans les nouveaux usages du numérique : des jeunes qui arrivent, qui ont des schémas mentaux différents des nôtres. Qui arrivent et qui vont se confronter à des décideurs, élus, opérateurs, tellement inquiets de ce qui se passe qu’ils se recroquevillent. Si on a une responsabilité ici, c’est de pouvoir croiser ça. Aussi s’interroger sur les nouvelles formes de travail.

    Remplacer projet par initiative… ?

    Michel Guillon tente de sortir de la polysémie qui prête à confusion sur le mot « projet », est-ce que ça déplace quelque chose d’intéressant si je le remplace par le mot « initiative » ?
    C’est aussi un peu employé par des gens qu’on n’aime pas beaucoup ….

    Les enjeux du territoire ont beaucoup handicapé la construction de MP2013

    Claire Aussilloux préfère ne pas résumer la culture au seul spectacle vivant.
    Par rapport à l’après MP2013, Christophe l’a dit, il y a un phénomène majeur dans les politiques culturelles, c’est la question de la décentralisation, la place du territoire. Dans MP2013, les enjeux du territoire ont beaucoup handicapé la construction du projet : les intérêts divergents, acteurs culturels, artistes, publics. Il y a eu une difficulté de lisibilité. D’un point de vue d’opérateur culturel local, je pense qu’il ne faut pas idéaliser la décentralisation et les pouvoirs locaux. On critique beaucoup le gouvernement parce qu’on sait ce qu’il s’y passe, on sait moins ce qu’il se passe au niveau local où il y a un risque d’enfermement. MP2013 c’était la possibilité de coopérer avec des acteurs qui ont un réseau artistique plus développé, quand nous, nous sommes plus les pieds dans le terrain local ; de parfois coopérer juste avec la ville voisine, ce qui ne s’était jamais fait. Par exemple on a été amené à coopérer avec la ville de Martigues, Port-de-Bouc ou Saint Mitre, ce qui ne s’était jamais fait. Il faut prendre la mesure du cloisonnement existant entre les frontières municipales : la question de la métropole est un enjeu, la culture apporte bien sûr un ancrage dans le local, avec les droits culturels et la diversité ; mais aussi la culture et l’art sont porteurs d’une ouverture et d’une capacité de penser ensemble. Effectivement le FN est partout, mais Avignon est aussi passée socialiste, c’est quand même progressiste. Il n’y a plus de lisibilité du projet politique national certes, mais on peut décrypter des éléments. Regardez le mariage pour tous, qui porte des enjeux politiques. Avons-nous la capacité de continuer de décrypter les choses au-delà de ce catastrophisme ambiant, qui pousse les élites au pessimisme, et donc les plus pauvres, même si on ne veut pas penser pour eux. Evidement on ne remplit pas des vides ! On sait que nos ghettos sont pleins de potentialités, de créativité. On parle de créativité dans les industries culturelles, ça aussi c’est un enjeu.
    Il est important de rappeler que le Ravi est menacé, un de nos contre-pouvoirs importants d’informations est menacé : qu’est-ce que cela veut dire ?

    Côté artistique ou du côté anthropologique de la culture ?

    Nathalie Marteau a fait des études de sociologie, puis a dirigé des établissements culturels.
    Ces mots ont une puissance forte. Ce qui me semble bizarre à propos des mots, c’est ce couple formé par les mots « art » et « culture ». Quand le ministère de la culture se crée, on parle de LA CULTURE, on parle de l’ART,  on sacralise alors une forme artistique qu’on considère comme excellente et qui méritera d’avoir des subsides. Tous les opérateurs qui feront la promotion de cette forme d’art seront alors légitimes et appartiendront au réseau national. On a alors complètement coupé avec la définition anthropologique de la culture.
    Et maintenant on s’aperçoit qu’il existe de la diversité culturelle ; des quartiers de cultures très différentes. Et on est un peu embêté de se rendre compte que ces gens ne sont pas représentés dans les établissements culturels. Leurs cultures ne sont pas représentées, le vent tourne. La légitimité n’est plus là, on essaye alors de revenir à une forme plus anthropologique de la culture. Mais s’il y a DES cultures, il faut un ministère DES cultures, ce qui est bizarre.
    Dans cette diversité de mots, nombreux sont ceux dont on peut se passer : projet, diversité culturelle, territoire, etc. Mais on ne pourra pas contourner « art » et « culture », qui entraînent une vision : que fait-on ? On va plutôt du côté artistique ou du côté anthropologique ? Dans n’importe quel dîner en ville, vous avez toujours un copain qui dit « il n’y a plus d’art … tout est marketing ….les artistes ne sont pas là pour faire du lien social … », à qui un autre répond : « mais tout est relié, tout est interdépendant … l’art n’est pas déconnecté des politiques urbaines ». C’est un point de départ, un fil à tirer : préciser ce qu’on met derrière les mots.

    C’est la liberté de penser qui produit des initiatives

    Bernard Misrachi a l’impression qu’on réfléchit toujours de la même manière : d’abord ce qu’il faut faire, puis à qui confier une mission.
    Les politiques culturelles ont cette fâcheuse tendance à confier des missions plutôt qu’accompagner des initiatives. Confier des missions me fait flipper, car ça me donne l’impression de ne pas être libre, il faut faire ce qui a été décidé. Alors que chacun d’entre nous a une liberté de penser, et c’est cette liberté de penser qui produit des initiatives ; le politique doit alors accompagner ces initiatives, plutôt que créer des cases dans lesquelles ranger ces initiatives.

    Le projet culturel va à l’encontre de la politique culturelle

    Nathalie Choiseau interroge l’opportunité de rattacher les projets culturels à la politique culturelle.
    Le projet culturel, s’il est une forme d’expérimentation qui se construit au fur et à mesure dans le temps, va à l’encontre de la politique culturelle qui, elle, est une projection dans le futur, avec des objectifs, des enjeux sociétaux. Le projet culturel n’est pas là pour répondre à des enjeux sociétaux, il est là pour expérimenter, créer, l’art, l’histoire. C’est ambivalent et paradoxal.

    Réfléchir ensemble à ce qu’est un projet culturel ?

    Sylvie Chanal pense impératif de regrouper autour d’une même table les politiques, les acteurs institutionnels, les acteurs culturels, les acteurs sociaux, les représentants de la société civile pour réfléchir ensemble à : qu’est-ce qu’un projet culturel ?
    Qu’est-ce qu’une évaluation des projets ? Avec un vocabulaire formalisé (« cible », « projection » « public »). L’éclaircissement de ce vocable est nécessaire pour savoir ce qu’on met dans un projet culturel. L’association pour laquelle je travaille, « Culture du Cœur » réunit ces acteurs pour préciser ce qu’on met sous ce vocable, de quoi ces mots doivent parler, et non se soumettre à des politiques publiques qui n’ont parfois pas de sens. Quels sont les antagonismes entre des vocables et des résultats attendus ? Résultats qu’on n’a pas forcément envie de rendre lisibles sur le long terme. Parfois on a seulement envie de tester des actions et pas de les projeter sur trois ans ou dix ans. Etre conduit par des politiques publiques oblige à poser le fil rouge conformément à l’endroit où il a été posé il y a six mois, ou le sera dans trois ans.
    L’association organise une manifestation les 9 et 10 décembre « précarité, culture et territoire », à partir de trois années d’assises sur la question de ce qu’attendent les financeurs culturels ?

    Des institutions sans projet culturel

    Patrick Lacoste propose deux citations sur la manipulation des évènements culturels :
    D’abord, sur la brochure TGV Magazine fin 2012, de la part de Maxime Tissot (Directeur de l’Office de Tourisme & des Congrès de Marseille) : « l’image d’une ville port, ouvrière et populaire, nous a longtemps collé à la peau » … « nous avons eu beaucoup de difficulté ces dernières années à mettre en valeur nos richesses » … « tout cela est en train de changer » … « il faut faire comprendre aux marseillais que le tourisme est un vecteur de modernisation » … vision politique récupératrice …
    Puis, la semaine dernière, dans le supplément de la Provence, écrit par la CCI dans le contexte de l’événement Semaine Economique de la Méditerranée (où six cents personnes ont mangé gratuitement le midi au Sofitel et le soir dans le nouveau cinq étoiles..) : « Marseille Provence, devenue une destination touristique internationale, doit tirer les enseignements de la capitale européenne de la culture, et proposer une offre identifiée, innovante, mieux packagée, devient une priorité marketing pour générer du business et satisfaire une nouvelle clientèle à forte valeur ajoutée ».
    Voilà deux visions : récupératrice et techno-libérale, qui veulent changer l’image de la ville pauvre, avec l’objectif de « générer du business » … Marseille ne veut plus être Marseille ! Le projet culturel n’existe pas au milieu de tout ça. Regardez l’exemple de la Villa Méditerranée : c’est une institution sans projet culturel. Construit sur nos impôts (70 millions d’euros), ce projet prétend être à l’origine un objet de lien entre les peuples de la Méditerranée, qui finit par devenir un sous-ministère des affaires étrangères de François Hollande et Michel Vauzelle. C’est vraiment une institution sans projet culturel !

    Défendre une certaine catégorie d’artistes

    Madeleine Chiche rebondit sur les propos de Nathalie concernant l’autonomie de l’art.
    Je voulais rappeler que les années 80 ont été l’occasion de défendre une certaine catégorie d’artistes. D’ailleurs, le terme d’opérateur culturel n’existait pas, ni le projet artistique. Dans les commissions, on défendait alors des artistes qui tentaient d’expérimenter des choses, avec des visions. On proposait des choses, on essayait de les montrer. On avait fait un travail avec les lycées en 1982, on mêlait notre travail avec des rencontres avec des gens. A cette époque, il y avait une certaine liberté. L’histoire n’était pas aussi univoque que ça. On a vécu aussi beaucoup d’Etats. Il y a eu aussi l’apparition d’écoles pour former les opérateurs culturels. Puis on a commencé à catégoriser.

    Avant les écoles de management culturel…

    Bernard Misrachi prolonge sur la question des écoles.
    Dès la création des écoles de management culturel ou de médiation culturelle, la collusion s’est faite tout de suite avec le pouvoir. Très vite, les gens formés devenaient des valets du pouvoir, là où avant, les gens cherchaient à s’intéresser des choses, à développer par eux-mêmes et à trouver quel sens donner au projet. A partir de là, on a eu une normalisation, un cadrage de la politique culturelle …

    Ce ne sont pas les écoles,

    Philippe Foulquié affirme que ce ne sont pas les écoles, mais les enseignements créés à l’Université, c’était surtout la grande vogue des sociologues pour diriger des établissements culturels, et sans aucune intervention artistique sauf pour faire joli.

    … liberté d’explorer assez fantastique !

    Bernard Misrachi poursuit : … nous venions de la danse, et comme il n’y avait pas d’école de danse contemporaine quand nous avons commencé, ça nous a laissé une liberté d’explorer assez fantastique. Quand les écoles se sont créées, on y a moins trouvé la recherche de nouveaux langages que le fait de rendre académiques ces nouveaux langages.
    Je ne suis pas contre les écoles ni les universités, il y a un vrai problème, à réfléchir.

    Les acteurs sont des agissants

    Claude Renard précise que l’ambivalence est dans le terme « opérateur ».
    Quand on utilise le mot « acteur », on est dans une autre logique. Les acteurs sont des agissants, ceux qui sont dans l’action de transformer les cadres dans lesquels on vit.
    Il faut sortir de l’enfermement par le ministère de la culture. Une centaine d’acteurs culturels ont interpellé le droit commun en faisant des projets qui traversaient l’ensemble des questions et des secteurs. Cette interpellation produit une revendication à créer de nouveaux droits. Dans les nouveaux droits de l’urbanisme, nous essayons de construire celui de la maîtrise d’usage, qui n’existe pas. Nous sommes des acteurs, culturels, artistiques, sociétaux et citoyens.
    Par rapport à la manière d’interpeller, la caricature de projet de la caserne de Muy est à noter. Certes, le dispositif de parole était enfin intéressant. Mais le cahier de charges stipulait de construire « les services publics du XXIe siècle » alors qu’on n’a même pas ceux du XXe siècle ! Quelle ironie de reconnaître qu’ils n’ont rien fait. Notre mobilisation, aujourd’hui, doit se positionner sur les nouveaux droits, et pour une revendication de modes participatifs qui ne soient pas bidon ou ritournelle. En effet, ici le dispositif de concertation ne dit rien sur les maisons de projet qui doivent assurer le suivi : c’est un écrin très vide pour la suite.

    Entre acteur et agent … penser par la praxis

    Christophe Apprill  rejoint Pierre-Alain quand il parlait d’opérateurs et d’acteurs.
    Un acteur dispose d’une autonomie, une liberté d’initiative, une capacité à construire, à projeter ses propres pensées ; un agent est pris dans des dispositifs qui agissent à travers lui. Quand on parle d’opérateurs, on a affaire à des agents et aussi à des acteurs, on n’est pas figé dans des cases. Aujourd’hui je suis agent car je réponds à des appels d’offres, je demande des subventions, je gère des associations, j’ai des contraintes ; et je suis acteur car je construis, je définis une programmation, j’ai des marges de liberté. J’interroge ces jeux de position entre agent et acteur. Agir oui, mais penser aussi. Dans le champ culturel, notamment, il manque ce va-et-vient entre la théorie et la pratique, à la différence du champ psychiatrique des années 60. OK pour agir, mais nous sommes là aussi pour penser l’action. Agir/penser, penser/agir.
    Ce qui a été fait dans le champ de la psychanalyse, sous l’égide de Jean Oury, Gilles Deleuze et Félix Guattari, même s’ils n’étaient pas d’accord : cette capacité à penser par la praxis. C’est le nerf de la guerre. Dans cette période de crise, il est beaucoup question d’agir, et j’ai beaucoup de respect pour les micro-projets et les initiatives, pour cette mise en capacité, cet empowerment à la française. Mais on est dans une fuite en avant, s’il n’y a pas ce retour en arrière.
    Regardez la table ronde de ce soir 18h sur le festival Images de ville : l’organisateur dit « ne revenez pas sur l’archéologie pour reconstruire la ville aujourd’hui ». Pourquoi ? Car c’est polémique, c’est dissensuel. Or, ce soir, Patrick sera le seul intervenant à apporter une parole critique, entouré d’opérateurs culturels qui seront dans le consensus. Car, de par leur posture d’opérateurs culturels, ils partagent les mêmes expériences, et donc la même pensée. On est dans une approche théorique des phénomènes biaisée d’avance car une seule voix critique contre cinq opérateurs qui feront front. Le rapport de forces est inversé. On doit faire des efforts pour permettre ce va-et-vient entre théorie et pratique, et même au sein de Pensons le Matin, comment mettre en pensée nos réunions pour équilibrer les contradictions et les paroles critiques.

    C’est le contenu qui fabrique

    Philippe Foulquié confirme que Pensons le Matin a été inventé justement pour revendiquer le fait que les équipements culturels contiennent des espaces de pensée, qui ont pour fonction d’apporter, de refonder, de développer, de croiser.
    Quelle chance on a eu de créer Pensons le Matin, qui a été une tentative modeste pour moi, praticien, d’essayer de comprendre ce que je faisais. Ça passe par l’espoir, et par la pratique. A propos d’un projet artistique, le processus à inventer est là. L’art doit trouver sa place pour construire de la culture, et n’a pas à occuper un espace dédié sans savoir ce qu’on veut en faire. Le MuCEM est toujours dans l’ignorance totale de son devenir, et ne parlons pas de la Villa Méditerranée. Cette manière de construire sans penser à quoi cela va servir, c’est monstrueux, mais c’est malheureusement la norme. Ma culture professionnelle m’incite à dire que c’est le contenu qui fabrique : c’est l’équivalent de ce que tu appelles la maîtrise d’usage. Vous savez, le premier investissement significatif de la Friche, c’est au bout de vingt ans ! Le projet artistique est une expérience à la fois comme processus et comme regard qu’il porte sur l’avenir.

    Ce n’est pas seulement une instrumentalisation de l’art, ça va plus loin

    Fabrice Lextrait intervient sur ce que dit Christophe à propos de la thèse d’Eve Chiapello : « artiste versus manager »1. Il y a beaucoup de confusion. Le milieu artistique est le plus prolixe à construire des concepts pour le monde libéral. Ce n’est pas seulement une instrumentalisation de l’art, ça va plus loin.
    En réponse à Madeleine, avec qui j’ai ce vieux débat depuis vingt ans, je citerai Bernard Lubat qui crie : « instrumentalisez-moi !». Voilà ce que je pose comme question sur l’autonomie de l’art, adressée au milieu artistique et culturel : s’il n’y a pas de césure radicale avec le concept rimbaldien de l’artiste démiurge maudit, on n’arrivera pas à se combiner avec la société moderne. Avec ce : « instrumentalisez-moi !» de Bernard Lubat, il y a l’idée : ne venez pas faire ce dont Eve Chiapello parle.
    C’est plutôt : comment puis-je faire en sorte qu’un Euromed 2 ne ressemble pas à Euromed 1 ? Comment je mets le processus culturel au cœur de la transformation sociale, et non dans une instrumentalisation par le système. Ce que dit Lubat c’est : comment contaminer le système avec les atouts de l’artiste ?

    1 Artistes versus managers: le management culturel face à la critique artiste – Eve Chiapello – 1998
    Les organisations artistiques et culturelles emploient de plus en plus de personnes ayant reçu une formation à la gestion. Pourtant ce recours croissant à des managers suscite bien souvent une grande méfiance de la part du personnel artistique qui les considère comme de parfaits philistins aveugles aux exigences de l’art.

    …de l’ouvrier à l’œuvrier….

    Claude Renard conclut ainsi : La notion d’œuvre c’est Lubat qui en parle le mieux quand il évoque « …de l’ouvrier à l’œuvrier…. ».


    – photo : hôtel de ville Marseille, photographié le 24/07/2013 par © Ben Kerste (tous droits réservés)
    – ce rendez-vous de novembre est conçu en relation avec le festival image de ville, grâce à une collaboration avec Luc Joulé, cinéaste et directeur du festival :image de Ville
    – pour lire l’article des SENTINELLES : éditorial Ventilo



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  1. Nordstorm

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