Les discours contradictoires des opérateurs culturels (20/10/2012)

cent deputes

Christophe Apprill est danseur et sociologue. Il envisage l’action culturelle à partir de cette double posture, sensible et réflexive. Quels sont les mots posés par les opérateurs et les artistes pour évoquer une refondation de leurs pratiques ?


Intervenants



Regard sur la rencontre


La Capitale européenne de la culture va se dérouler dans un contexte de crise. Et cette dernière n’est pas qu’économique, loin de là. La crise a gagné la quasi-totalité des domaines de l’existence : politique, culture, valeurs, autorité, éducation, jeunesse, famille… Ce phénomène ne serait même pas nouveau. La philosophe Myriam Revault d’Allonnes[1] affirme qu’il est consubstantiel à notre « modernité ». Depuis la fin du XVIIIe siècle, nous serions entrés dans un processus de rupture avec la tradition. Etre moderne consiste alors à se libérer des héritages anciens pour définir de nouveaux agencements plus démocratiques. Cette opération permet notamment l’émergence  d’un sujet autonome. Mais la dissolution des certitudes, associée à l’obligation de constamment se transformer, génère un état d’angoisse permanent. Cette montée des incertitudes n’est pas forcément une fatalité. Elle peut aussi être un moteur pour inventer des modes de pensée et d’action plus conformes à nos aspirations démocratiques. Le champ culturel, de par sa double nature anthropologique et symbolique, est particulièrement emblématique de ce défi.

Comme le fait remarquer Christophe Apprill, les discours sur la nécessité d’« inventer une nouvelle gouvernance culturelle[2] » témoigne d’une prise de conscience. Beaucoup d’artistes, d’opérateurs, de chercheurs et de décideurs politiques s’entendent sur l’urgence à « refonder l’action culturelle ». Mais sur quoi reposent ces discours et qu’en est-il réellement des actes et des pratiques ? La refondation apparaît d’autant plus incertaine qu’elle repose sur des bases particulièrement branlantes. Difficile de ne pas constater avec Christophe Apprill que « les discours culturels sont inaudibles en dehors de la sphère professionnelle ». Le sociologue émet alors une hypothèse : « Ils ne font pas sens parce qu’ils reposent sur des justifications contradictoires ».

Le secteur culturel public dépend des financements des collectivités territoriales et de l’Etat. Il doit donc justifier du bien fondé de ces financements. « La culture n’est pas obligatoire, contrairement à l’instruction », explique Christophe Apprill.  Alors qu’est ce qui la rend nécessaire ? « Hier, la justification était humaniste. Elle reposait notamment sur les principes édictés par André Malraux ». La démocratisation culturelle a ainsi consisté à apporter au plus grand nombre les grandes œuvres de l’humanité. Il s’agissait en quelque sorte « d’élever » les masses par une mise en contact avec l’Art. « Le bilan est très mitigé, reprend Christophe Apprill. Toutes les enquêtes sur les pratiques culturelles mettent en avant un décrochage de la population, et surtout des jeunes, vis-à-vis des formes de cultures instituées. Malgré le développement des arts de masse, les inégalités culturelles n’ont jamais été aussi fortes ». Le niveau de maîtrise de la langue, la pratique déclinante de la lecture chez les adolescents sont autant de signes inquiétants de ce décrochage.  Et, comme le souligne Alain Moreau, la crise de la culture est aussi éducative.

La culture et la pensée instrumentale
Quels sont les symptômes de cet essoufflement des principes de la démocratisation culturelle ? Olivier Donnat[3] remarque que : « Le terme a totalement disparu de la rhétorique ministérielle au profit d’autres thématiques, celle de la diversité culturelle notamment ». Les discours ont donc sensiblement changé. « Aujourd’hui, nous assistons à une mutation de la justification de l’action culturelle » reprend  Christophe Apprill. Tout d’abord, le paysage s’est profondément recomposé. Avec la décentralisation, les collectivités ont pris une part de plus en plus importante dans le financement de la culture. « Sur les 10 milliards dépensés dans la culture, la moitié provient des Communes et Intercommunalités. Les Régions et les Conseil Généraux investissent un peu plus de 1.8 milliards. La part de l’Etat ne représente plus que 29% de ces dépenses publiques de la culture ». Pour la sociologue Françoise Liot, on ne peut donc plus parler de la politique culturelle française mais d’une addition de politiques sectorielles de la culture. En tout cas, le désengagement du Ministère de la Culture s’est traduit par un resserrement de son domaine d’intervention. Dans les faits, l’Etat s’est recentré sur le soutien à l’excellence et aux grandes institutions. Les discours du Ministère de la culture insistent également de plus en plus sur la dimension industrielle et économique de la culture.

De leur côté, les Collectivités Territoriales envisagent la culture en tant qu’instrument d’aménagement et de développement du territoire. « Quand un adjoint à la culture doit convaincre le maire du bien fondé de son action, son discours n’est pas fondé sur l’élargissement démocratique. Il insiste plutôt sur l’apport en termes d’image, sur l’attractivité commerciale, touristique et industrielle. » La culture est également un enjeu électoral, « un moyen de valoriser un bilan municipal ». Elle est aussi associée à la rhétorique sur la rénovation urbaine, notamment dans le cadre de la Politique de la Ville.

Un autre critère de légitimation a fait son apparition au tournant du XXIe siècle : la « créativité ». La notion de « ville créative » a été inventée par l’universitaire Richard Florida[4]. Elle est partiellement le fruit du glissement qui s’est opéré de la démocratie vers la démocratisation culturelle. Avec la créativité, l’acte créateur, autrefois réservé à une élite, devient accessible à tous. Mais il perd de son caractère « subversif ». Ben Kerste, doctorant à la MMHS, cite l’exemple de Hambourg : la deuxième ville d’Allemagne est l’objet de grandes opérations urbaines. « La municipalité est en demande de création, mais à condition qu’elle soit encadrée et au service des projets immobiliers. Les artistes, eux, cherchent à investir l’espace public pour faire émerger d’autres problématiques très différentes de celles qui sont portées par les discours officiels ».

De plus, dans une société de masse concurrentielle, la créativité renvoie essentiellement à l’affirmation de l’individualisme. La ville créative reproduit une société hiérarchisée avec, d’un côté, ceux qui sont « créatifs » et donc aptes à prendre les décisions et, de l’autre, tous ceux ayant juste le droit de reproduire et d’appliquer les ordres. Pour Christophe Apprill, cette « créativité » ne rompt pas totalement avec l’approche religieuse de la culture « avec ses clercs, ses exégètes, ses schismes, ses marchés, ses lieux de cultes, ses temples et ses rassemblements… » Elle est bien sûr pain bénie pour les publicitaires qui nous invitent ainsi à « participer au culte de la culture » à interpréter ces « écritures » qui seront d’autant plus sacrées qu’elles rapporteront beaucoup d’argent.

Le cadavre bouge-t-il encore ?

La démocratisation culturelle n’a pas, pour autant, totalement disparu des discours.
« Ce vieil idéal subsiste, analyse Christophe Apprill. Il a ce que Michel de Certeau nomme « la beauté du mort ». Il est devenu un folklore auquel tout un chacun peut se référer… Il est utilisé comme caution intellectuelle, comme bonne conscience ». Mais si les fondements idéologiques se sont écroulés, qu’en est-il de la finalité ? « La question de l’élargissement des publics reste un enjeu essentiel, estime le sociologue. Mais, du coup, la survie des artistes, des professionnels et des œuvres ne repose plus sur la « croyance » dans l’importance de la création ». Elargir les publics de la culture serait avant tout une nécessité économique et financière. Or, les discours sur la refondation culturelle évitent d’aborder cette finalité pragmatique et « corporatiste ».
Cet enchevêtrement de finalités contradictoires ne participe pas, bien évidemment, à construire une vision politique cohérente. Pour exemple,  dans un système principalement marchand et capitaliste, l’appel au bénévolat lancé par la Ville de Marseille pour la Capitale européenne de la culture peut apparaître quelque peu indécent. Et d’autant plus, sur un territoire où les inégalités économiques et sociales sont aussi criantes.


[1] REVAULT D’ALLONNES Myriam, La Crise sans fin, Le Seuil, 2012, 208p.
[2] FABIANI Jean-Louis, Face à des institutions figées, inventons une nouvelle gouvernance culturelle , Le Monde, 12/10/2012
[3] DONNAT Olivier, Démocratisation de la culture : fin… et suite ? http://www.inegalites.fr/spip.php?article1144, 12 janvier 2010, consulté le 13/10/2012.
[4] Richard Florida défend l’idée que le dynamisme économique des villes états-uniennes est directement lié à leur capacité d’accueil des populations qu’il qualifie de “créatives”. Pour réussir, une ville doit s’appuyer sur les Technologies (ingénieurs, chercheurs, universitaires…), sur les Talents (artistes et plus largement toutes les professions créatives) et sur la Tolérance (c’est à dire accepter sur son sol toutes les communautés, qu’elles soient raciales, sociales ou culturelles). Richard Florida identifie ainsi des indices gay et bohémien.

Lire également : Pour des cités créatrices, Pensons le matin, http://goo.gl/fbzPS

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Au Grandes Tables de la Friche La Belle de mai

Le samedi 20 décembre 2012 à 9h30




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