La maîtrise d’usage : comment contribuer à la transformation de la cité ? Rencontre avec le collectif Etc (15/2/2014)

Photo-de-groupe-Etc1

Les opérations urbaines transforment profondément les villes, mais elles n’impliquent pas les principaux intéressés : les usagers. L’aménagement de la cité reste une affaire d’experts, de spécialistes.
Pourtant des démarches « sensibles » démontrent que le citoyen est parfaitement compétent et légitime pour intervenir sur son environnement. Ainsi, le collectif Etc développe des projets d’appropriation collective et collaborative des enjeux urbains. Cette volonté de fabriquer la ville en commun correspond bien évidemment à un projet de société. Entre maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage, y-a-t-il une place pour la maîtrise d’usage ?


Intervenants


collectifTémoignage du collectif Etc. (http://www.collectifetc.com/ ) qui « rassemble des énergies autour d’une dynamique commune de questionnement de l’espace urbain ». Ces architectes et urbanistes sont notamment intervenus sur Vitrolles et Marseille.  Né à Strasbourg en septembre 2009, le Collectif Etc intervient par le biais de différents médiums et de différentes compétences, et se veut être un support à l’expérimentation. Il est question qu’il s’installe à Marseille …

Regard sur la rencontre :


Le collectif Etc regroupe une dizaine d’architectes et d’urbanistes, qui créent ou accompagnent des situations urbaines autogérées. « Notre association travaille sur l’occupation et la transformation de l’espace public », explique Victor Mahé, l’un des membres du collectif. Nous cherchons toujours à impliquer les usagers dans nos interventions. Avec pour perspective une augmentation de l’autonomie concernant les problématiques d’aménagement urbain ». Après plusieurs années d’itinérance, ce collectif a décidé de s’implanter à Marseille. « Nous sommes dix et aucun n’est originaire de la même région. Nous avons choisi Marseille parce que cette ville a, en matière d’urbanisme, à la fois vingt ans de retard et vingt ans d’avance. En fait, le retard accumulé est tellement important qu’il est possible de faire un grand bond en avant ». L’enracinement dans l’aire métropolitaine marseillaise permettra sans doute au collectif de tisser des liens tant avec des architectes et des artistes du territoire qu’avec le tissu associatif et militant qui se bat au quotidien pour rendre ce paysage un peu plus démocratique.

Les principes d’action et les filiations
Le collectif Etc pratique un « urbanisme tactique » qui répond aux mutations de la société contemporaine. « La séparation entre producteur et consommateur devient de plus en plus flou », déclare ainsi Florent Chiappero. « Nous sommes de plus en plus des « prosumers », c’est à dire à la fois consommateurs et producteurs des biens et services. De même, les approches globales et locales sont très fortement imbriquées les unes aux autres ». L’évolution scientifique et technologique, les outils numériques et le monde virtuel jouent bien évidemment un rôle essentiel dans cette transformation de notre relation à l’espace et au temps. Nous sommes obligés de repenser complètement nos modes de déplacement, de logement, d’approvisionnement. Mais avec quelles perspectives politiques ? Une approche démocratique de ces questions induirait d’autres formes d’organisation, d’autres comportements. Florent Chiappero évoque alors des pistes prospectives : « Le principe même de transport en commun pourrait être aboli au profit de mode de déplacement véritablement collectif. Une plus grande interconnexion entre les gens entraînerait la disparition des hôtels. De la même manière, le crowdfunding (la finance participative collective) annonce peut-être la fin du système bancaire ».

Cette mutation concerne aussi la manière dont nous concevons et construisons notre relation à la cité. Le rôle et la place des acteurs et opérateurs de la transformation urbaine devraient être complètement ré-envisagés pour laisser plus de place aux habitants et usagers. Or, les dispositifs actuels de la commande publique ne sont pas du tout adaptés à une telle perspective.
Il ne s’agirait pas simplement d’instaurer, entre la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage, un troisième niveau de « participation » citoyenne sous la forme d’une maîtrise d’usage. Le collectif Etc estime qu’une telle configuration ne bouleverserait en rien le système vertical actuel. L’approche développée relève beaucoup plus d’une pensée rhizomique, d’inter-influence, sans subordination hiérarchique a priori. Elle s’inscrit dans un vaste mouvement de pensées et d’actions. D’ailleurs, avant de se mettre au travail, les membres du collectif Etc se sont d’abord nourris du travail des autres. Leur diplôme en poche, ils ont réalisé un « détour de France » en vélo et sont partis à la rencontre des équipes d’architectes et d’urbanistes qui œuvrent en marge des circuits classiques. « Ce périple nous a permis d’expérimenter les principes de notre projet », explique Victor Mahé. Beaucoup de professionnels en France se posent les mêmes questions que nous. Et, à l’échelle internationale aussi, de nombreux groupes et des collectifs sont dans des démarches de construction participative ».

Les filiations sont aussi historiques. Au début de sa carrière, dans les années 1930, Le Corbusier était porté par un tel idéal démocratique. Il avait ainsi conçu un projet utopique, Obus, pour la ville d’Alger. Ce geste architectural a beaucoup marqué Florent Chiappero : « Le Corbusier faisait sinuer un immeuble de plus de dix kilomètres, en bord de mer. Cet immense bâtiment était conçu comme un meuble à casiers, chaque plateau pouvant être aménagé en logement au gré des désirs et des besoins de l’occupant ». Dans les années 1970, des expérimentations ont également permis d’envisager autrement le rôle de l’architecte. « Nous avons été très influencés par Lucien Kroll et son approche évolutive et participative de la construction. Il défendait également le principe de complexité qui nous semble extrêmement pertinent [1] ».

Mais ces expériences architecturales sont restées minoritaires. Et, aujourd’hui encore, la ville se construit sans les citoyens. Comme l’explique Victor Mahé, les temporalités de l’aménagement, les enjeux qui apparaissent démesurés et les moyens mis en œuvre intimident les habitants.

Urbanisme démocratique
Puisque la planification urbaine creuse le fossé avec l’habitant, le collectif Etc va, à l’inverse, pratiquer un « urbanisme tactique », c’est à dire très localisé, à bas coût, et sur le court terme. Le projet mené sur Vitrolles, durant l’été 2013, apparaît emblématique de ce type d’intervention. La commune a développé, dans le cadre de MP 2013, un projet, Vitrolles Echangeur, qui associait démarche participative et intervention urbaine. L’objectif avoué consistait à modifier les représentations du centre-ville et à favoriser un mouvement de réappropriation de l’espace public par les populations. Le collectif Etc a été associé à trois autres équipes d’architectes/urbanistes/artistes : Les Saprophytes, Bellastock, EXYZT. « Nous avons investi le centre urbain de la ville. Cet espace très bétonné a été réalisé dans les années 1970 et il a très rapidement perdu sa capacité à générer de la centralité ». L’enjeu consistait justement à retrouver une centralité d’usage. Les trois équipes se sont tout d’abord concentrées sur ce centre-ville, pour y concevoir des installations et inviter les populations et les associations à les utiliser. Puis, dans un second temps, le périmètre d’intervention a été élargi. « Nous avons construit un manège devant l’arrêt de bus du centre urbain, Bellastock a réalisé du mobilier urbain sur le quartier des pins, EXYZT a réactivé une ancienne fontaine dans un parc public et Les Saprophytes ont travaillé sur un projet de réappropriations utopiques des toits ». Ces actions étaient temporaires et pourtant, aujourd’hui, le manège est toujours là, Bellastock poursuit ses actions d’autoconstruction. Quant à la fontaine dans le parc, la Ville semble sur le point de lancer un appel d’offres pour installer à cet endroit un équipement pérenne.

On le voit, le Collectif Etc expérimente, dans la proximité, des opérations d’aménagement partagé et, à partir de ces expériences, il tente de définir les conditions d’une intervention urbaine plus démocratique. En somme, les principes qui fonctionnent pour de micro-interventions pourraient-ils être transposés à plus grande échelle ?

Trois matrices
Et le questionnement est d’autant plus fécond qu’il articule théorie et pratique. Le collectif a ainsi pu identifier trois « pratiques matricielles », trois principes d’action fondamentaux.
Le premier concept, la « matrice mythogénique », relève du sensible, du récit, de la fiction. Il permet de susciter un imaginaire commun autour d’un lieu. Ainsi le terril d’Hénin-Beaumont, colline artificielle due à l’accumulation des résidus miniers, évoque la surface désertique et aride de la lune ; donc le collectif, à l’invitation de l’association Les Saprophytes, a développé sur ce délaissé un chantier ouvert « On the moon ». Les architectes-artistes ont construit un escalier « rampe de lancement ». L’approche poétique se doublait d’une dimension ludique, puisqu’une fois au sommet, les enfants pouvaient redescendre via un toboggan. Des installations évoquaient des fusées et une station orbitale. Le tout, avec la volonté de reconnecter ce terril aux autres espaces publics de la ville.
A Rennes, dans le cadre d’une opération de renouvellement urbain, un îlot d’habitations est devenu un sous-bois, à l’intérieur duquel les populations étaient invitées à se promener. Dans ce lieu, des graphistes ont développé un atelier de sérigraphie, une philosophe a proposé des ateliers d’écriture aux femmes, une cabane a été construite… « Chaque groupe qui arrivait avec une proposition pouvait s’insérer dans le dispositif sans casser la cohérence globale du projet », nous explique Victor Mahé. Autre exemple, à Crugny, près de Reims, où un lavoir s’est vu reconverti en wedding chapel. Et tout le petit village a pu vivre à l’heure de Las-Vegas…

Quant à la deuxième matrice, elle est « constructive ». Elle concerne la capacité à impliquer les gens dans le projet. « Nous nous sommes confrontés à cette notion de participation pour la première fois dans le cadre de nos études », poursuit Victor Mahé. Nous avons eu l’occasion d’investir un parking strasbourgeois qui était inutilisé en tant que tel, mais que beaucoup d’étudiants utilisaient comme lieu de détente. Notre intervention consistait à complètement enlever les voitures pour organiser un workshop de construction de mobilier urbain. Les étudiants ont défini un cahier des charges. Les constructions devaient pouvoir être testées et déplacées pour répondre au mieux aux besoins et aux usages. Ces règles assuraient également l’harmonie entre tous les modules. Mais, à l’intérieur de ce cadre, chacun était entièrement libre de concevoir son mobilier comme il l’entendait ». Ce concept a ensuite été décliné dans un quartier de Madrid, où le collectif a adapté des matériaux récupérés sur des chantiers à un projet de construction partagé. « Les modules se sont agencés les uns par rapport aux autres sans qu’il n’y ait eu de plan préalable. Le plan d’ensemble a été défini par l’action ». Florian Chiappero reprend alors la parole pour présenter rapidement un autre projet : « Pour habiter une place à Saint-Etienne, nous avons mis en place trois ateliers : menuiserie, jardinage et découpage/collage pour les enfants. Ce fut autant d’entrées pour impliquer les publics ».

Enfin, la troisième matrice, celle de « liaison », correspond à toutes les formes de mise en relation des publics. « Nous créons des situations qui favorisent le croisement des populations », explique encore Victor Mahé.  Autour de la création du lieu nous mettons en place tout un panel d’activités. Simultanément peuvent se dérouler des ateliers de cirque, de menuiserie, de jardinage avec un centre aéré, ou des actions pédagogiques avec les écoles. Des artistes interviennent sur le même espace-temps ». Mais comment réagissent les riverains ? Ne se plaignent-ils jamais des « nuisances » sonores ? « Ils viennent râler et nous nous retrouvons en situation de négociation avec eux. Nous pratiquons la politique du voisinage et non celle du conflit. De la même manière, nous faisons en sorte que les associations locales puissent trouver leur place dans le projet ». Toutes ces actions sont couplées à une programmation culturelle et festive. « Il y a également des temps de débat entre des gens qui n’ont pas forcément l’habitude de se rencontrer. Des élus se retrouvent à discuter avec des gens qui habituellement n’osent pas prendre la parole en public ». Cette matrice de liaison concerne aussi la relation aux services techniques de la ville pour, par exemple, envisager des formes plus raisonnées d’entretien et de nettoyage des espaces publics.

Les mots pour dire les actions
Le collectif Etc répond également à des appels à projet et, dans ce cadre, il produit des documents prospectifs. Il développe ainsi des « tactiques urbaines de reconquête du territoire ». Il s’agit, par exemple, pour un projet d’aménagement à Saint-Nazaire, d’identifier un délaissé situé sur un nœud de communication, puis, de le réactiver en créant une « génératrice ». Cet « espace public de proximité conviviale » doit entrer en interaction avec les usages du territoire environnant, le tout dans un fonctionnement le plus proche possible de la cogestion entre les différents acteurs (politiques, associatifs, aménageurs et habitants).
L’approche est très pragmatique, puisque définie par le contexte. Mais, dans le même temps, elle vise à poser des principes généraux, sinon reproductibles, du moins transposables à toutes les situations.
Christophe Apprill interroge alors les mots qui permettent de formuler une telle démarche : « Vous oscillez entre la praxis, faire avec les habitants, et l’analyse des processus architecturaux et urbains. Vous vous situez donc aussi à l’intérieur d’un corps professionnel. Vous ne posez pas un regard d’experts et, pourtant, vous êtes bien des experts. Ce positionnement peut paraître ambigu. En tout cas, il vous oblige à conceptualiser toujours plus votre démarche ». « Nous sommes en quelque sorte des « praticiens réflexifs, répond alors Florent Chiappero. Nous sommes dans l’action et, dans le même temps, nous essayons de prendre du recul par rapport à nos pratiques. Nous sommes en permanence dans le doute, ce qui nous oblige à remettre constamment en question nos modes opératoires ».

De la petite à la grande échelle
Stéphane Hanrot, enseignant à l’école d’architecture de Marseille a également fait appel au collectif Etc. « Le projet [2] réunissait les trois écoles d’architecture et d’urbanisme du territoire. Nous avons sollicité le collectif Etc sur une hypothèse de travail : faire travailler ensemble les trois métiers de conception, architecte, urbanisme et paysagiste. Une intervention de terrain de trois semaines devait nourrir une réflexion plus large à l’échelle urbaine ».
Trois sites ont été investis à l’Estaque, avec, à la clé, la réalisation d’objets « utiles ». Un escalier a été remis en service, un square en déshérence a été requalifié, et du mobilier a été créé à la gare de l’Estaque. L’enjeu consistait bien à interroger le projet urbain à partir d’une micro-échelle d’intervention. « Comment ces démarches peuvent-elles modifier la réflexion sur l’aménagement de la ville qui mobilise d’autres logiques financières, politiques et techniques. Où se constitue l’espace de rencontre, de négociation ? Et, question corolaire : comment ne pas perdre son âme ? ». Un tel dispositif permet sans doute de mieux cerner des enjeux qui autrement nous échappent. « L’aller et retour entre des chantiers spontanés et la planification urbaine est très enrichissant pour tout le monde », poursuit Stéphane Hanrot. « A l’Estaque, par exemple, il n’y avait pas de plan guide. Juste des stratégies qu’il fallait constamment renégocier. La volonté n’était pas de produire un grand geste figé ». Ainsi envisagée, la ville devient une matière organique que chaque acte architectural modifie.
« Pour le travail de rendu, nous nous sommes appuyés sur une immense photo aérienne de l’Estaque qui donne l’impression de survoler ce territoire. Cet outil a permis de signifier que nous ne produisions pas un projet dessiné, mais un projet manifesté. Les étudiants ont posé sur la photo les éléments de leur action et, à chaque fois, des habitants ont pu réagir. Nous avons ainsi identifié des stratégies d’action plus pérennes. Nous n’en étions pas, bien évidemment, au stade de la solution. Mais un sens, une direction se dégageait à chaque fois ».

Qu’en pensent les gens ?
Il va de soi que de telles approches atypiques ne sont pas toujours comprises et acceptées par les populations. Quand le collectif intervient dans des quartiers où le FN atteint 25%, il est évident qu’il se heurte parfois à de l’incompréhension, voire, chez certains, à de l’hostilité. Ce type d’opération n’agit pas par magie. Ces processus qui, à la fois, visent à renforcer le vivre ensemble et à favoriser l’émancipation et l’autonomie des populations demandent du temps. Et ils ne seront vraiment efficaces que s’ils peuvent s’inscrire dans une dynamique « politique » d’ensemble. Et Victor Mahé de citer l’exemple de Made in Vitrolles : « Les services culturels de la ville sont intervenus en amont pour intéresser les gens à ces projets de transformation. Nous ouvrons ensuite des pistes pour engrainer le plus de monde possible. Comment le pouvoir, qui nous est confié en tant que maître d’œuvre, peut-il être partagé avec le plus grand nombre ? ».

Claire Hofer a suivi le projet Made in Vitrolles. Son regard est globalement très positif. « Votre démarche déclenche une prise de conscience politique des populations et elle augmente leur d’autonomie. Les gens qui participent à vos chantiers apprennent à prendre la parole en public, à lire un projet d’urbanisme, à se positionner sur des questions d’aménagement… Mais, il ne faut pas s’attendre à des miracles. Ces processus, qui permettent de faire évoluer les rapports de force, sont très longs ». De plus, chaque action comporte une charge symbolique qu’il convient d’anticiper. « Les interventions étaient très différentes et elles ont été très différemment appréciées par la population, poursuit Claire Hofer. Le manège que le collectif Etc a construit est toujours en place et il est utilisé tous les jours. Il n’a pas du tout été abîmé. Par contre, d’autres gestes ont été plus polémiques. Ainsi, un collectif a sorti les baignoires d’un immeuble voué à la démolition. Certaines ont été remplies de terre et de fleur, mais d’autres ont été posées telles quelles sur l’espace public, ce qui a créé de la polémique. Les gens ne comprenaient pas pourquoi “des baignoires pourries” étaient ainsi exposées ».

L’implication des populations
Comme l’explique Jean Bureau, habitant du 3ème arrondissement, plus la population sera paupérisée, plus il sera difficile de la mobiliser. « Les gens sont très sceptiques car, depuis des années et des années, leur point de vue n’a jamais été pris en compte par les décideurs », confirme Aurore Leconte, l’administratrice de La compagnie des rêves urbains. Cette association, installée à Marseille, travaille auprès des habitants sur les questions d’aménagement urbain. « Il est essentiel de passer par l’action, de ne plus être dans le discours d’intention, ou dans de la concertation vaine, mais dans les actes. Le plaisir de travailler sur un objet est aussi un moteur essentiel ». Alexandre, étudiant à l’Ecole du paysage de Versailles, est sur la même longueur d’onde : « Favoriser l’autonomie des gens c’est surtout leur permettre de développer leur créativité. Et dans le domaine de l’aménagement, de la construction des lieux, si on laisse les habitants s’exprimer, ils sont capables de magnifier leur environnement. Il n’est pas question de les assister, mais de les accompagner. Il faut avoir confiance en la créativité des gens ».
Le projet se construit alors dans une dynamique qui associe différents acteurs de terrain. Exemple avec Le bureau de l’envers et l’association Un centre ville pour tous qui envisagent une action sur la place de la Providence, derrière la bibliothèque de l’Alcazar. « Il s’agirait de proposer une alternative au projet de bétonnage de cette place », explique Stéphane Herpin. « Nous voulons éviter qu’un immeuble soit construit à cet endroit et, qu’au contraire, on réponde aux aspirations des habitants du quartier en transformant ce lieu en un espace de vie », ajoute Patrick Lacoste. « Plusieurs personnes ont saisi Un centre ville pour tous. Mais nous avons besoin d’intermédiation pour agir efficacement sur un projet alternatif ».

Un projet éphémère pour un effet durable ?
De telles actions ont rarement vocation à être pérennes. Les projets sont modestes, donc non intimidants. Ils viennent dialoguer avec l’environnement quotidien des populations. Et, de toute façon, leur économie, elle aussi modeste, interdit les grands gestes architecturaux. « C’est précisément en faisant des constructions temporelles et à petite échelle que l’on arrive parfois à enclencher un processus d’aménagement pérenne », affirme Victor Mahé. Mais, comme l’explique encore Aurore Leconte, cette posture peut générer du malentendu : « Parfois ces opérations ne sont pas très lisibles et compréhensibles pour les habitants. Quand elles prennent fin et que la dynamique retombe, cela peut être très frustrant pour les gens. L’éphémère peut être vécu comme stigmatisant par des populations qui estiment que le pérenne est réservé aux riches alors que eux, les pauvres, n’ont droit qu’au provisoire ». Les habitants peuvent aussi critiquer les sommes dépensées pour ces projets éphémères. Il faut alors expliquer que l’économie de ces opérations reste extrêmement modeste et sans commune mesure avec les coûts des aménagements urbains.

Si le projet est éphémère, l’action, elle, doit obligatoirement s’inscrire dans le temps. « C’est la condition sine qua non pour que les habitants puissent vraiment s’approprier le projet, ajoute Aurore Leconte. Il faut les convaincre de faire le premier pas, puis de s’impliquer. Donc ces opérations n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans une temporalité longue ».
Mais, pour Christophe Apprill, « en affirmant que le pérenne a plus de valeur que l’éphémère nous adhérons à une forme d’ethnocentrisme de classe. Qu’est ce qui a de la valeur pour nous ? Une éducation optimale pour nos enfants, l’accès à des soins de qualité, un habitat de qualité, dans un environnement de qualité. Or le lien entre ces aspirations et la notion de pérennité n’est pas aussi évident qu’il y paraît de prime abord. De même, les politiques culturelles se construisent autour du mythe « de la petite graine ». Scientifiquement, statistiquement, ce mythe ne tient pas. La petite graine ne germe que dans les cerveaux et les cœurs de ceux qui possèdent les conditions économiques et sociales qui leur permettront d’être fertilisée. Qu’en est-il de l’effet de vos propositions chez les gens qui ne sont pas prédéterminés pour répondre favorablement ? ».

La minorité agissante
Alain Moreau rappelle alors que « les transformations sociales et politiques sont généralement impulsées par des groupes minoritaires ». De fait, l’approche participative du collectif Etc est loin d’être majoritaire. « La société française n’est pas structurée sur un modèle participatif, poursuit Alain Moreau. Au contraire, elle est organisée sur un schéma très hiérarchisé, complètement centralisé et vertical. Ce mode de fonctionnement jacobin est particulièrement sensible à Marseille où l’Etat a été l’initiateur de toutes les grandes opérations d’aménagement ». Alain Moreau prend également en exemple le système énergétique français qui repose à près de 80% sur le nucléaire : « Tout est centralisé, décidé d’en haut par des technocrates. Les alternatives énergétiques correspondent, elles, à d’autres modes de commandement et de hiérarchie et c’est pourquoi elles ont tant de mal à s’imposer en France ». Les tentatives de démocratie participative sont-elles condamnées à la marginalité ? Comment sortir du conditionnement ? Pour Alain Moreau, le premier levier est éducatif. « C’est à l’école que l’on peut apprendre la démocratie participative. Or, actuellement, l’enseignement n’encourage aucunement l’autonomie, le travail en groupe et la négociation. Tout se construit dans un rapport à l’autorité. J’écoute, j’approuve et je me tais. Exactement le contraire de la démarche que le collectif Etc initie. Il y a quelques années, l’école maternelle était encore un espace compatible avec la démocratie participative et le développement de l’autonomie de la personne. Mais le fonctionnement de cette institution a été dévoyé et s’est complètement normalisé. Il repose désormais sur un système de contrôle et de normalisation entre enseignants, enfants et parents qui empêche toute initiative personnelle et toute vie authentiquement collective ».

La « configuration » du système politique français et l’organisation sociale qui en découle seraient donc particulièrement antinomiques avec la démocratie participative. Pourtant, si on en croit Anaïs Allio, à l’échelle mondiale, cet enjeu est de plus en plus identifié comme central. « Le rapport 2012 de l’ONU présente la participation des habitants comme un facteur clé de la réussite des projets urbains. La France aurait tout à gagner à adopter ces principes ».

Participation tronquée
Les conditions permettant une véritable implication des citoyens dans la fabrique de la ville sont rarement remplies. Pourtant, toutes les opérations d’aménagement ne comportent-elles pas un volet concertation ? Certes, mais comme l’explique Patrick Lacoste, la participation est pratiquement toujours faussée. « Un livre récent , La Concertation citoyenne en urbanisme [3]  éclaire sur les méthodologies de la concertation dans la plupart des projets. 90% est déjà décidé à l’avance. L’aménageur et le pouvoir politique ne laissent qu’une place infime à la participation réelle des habitants. Les réunions sont totalement téléguidées et le résultat est pratiquement décidé d’avance. Quant à la sociologie des habitants qui participent à ces séances, donc ceux dont le point de vue sera pris en compte, elle correspond au 15% de la population qui possède un bon bagage culturel et qui majoritairement se conforme au choix dominant et prédéterminé ». L’opération Euroméditerranée est emblématique de ce fonctionnement. « Le maire de Marseille est assez puissant pour bloquer toute participation des habitants, poursuit Patrick Lacoste. Et, de toute façon, la direction de cet Etablissement public d’Aménagement ne sait pas – si tant est qu’elle le voudrait – pratiquer la concertation démocratique. Pour faire plaisir à l’ANRU, elle organise des« ateliers d’Euromed ». Un établissement public national organise trois visites en six mois. Elles durent deux heures et son limitées à quinze personnes ! Sur un périmètre de 300 hectares ! ». Résultat : « La concertation a comme effet le déplacement d’un banc ou un petit changement pour l’accès à un bâtiment public. Comme l’a montré Renaud Epstein dans son analyse des processus ANRU [4] , les prescriptions de l’« Etat gouvernant à distance » (pour avoir des fonds d’Etat de réhabilitation, il faut d’abord démolir) ne permettent que rarement de dépasser le niveau 1 ou 2 de l’échelle de participation démocratique de Sherry R. Arnstein, c’est-à-dire la manipulation communicante ou le tokenisme » [5].

Contaminer la chaîne de décision
A partir du prisme de la participation, les projets portés par des équipes comme le collectif Etc interrogent aussi toute la chaîne de décision de l’aménagement urbain. « J’ai l’impression que beaucoup de techniciens réfléchissent à d’autres modes d’intervention sur la ville, moins complexes, moins longs, moins lourds, moins verticaux », affirme Aurore Leconte. « En vous appuyant sur votre expérience de terrain et en la faisant partager avec l’ensemble de la hiérarchie des décideurs et des opérateurs, vous devez aboutir à la transformation des pratiques d’intervention dans l’espace public, enchérit Philippe Murcia. Vous pourriez, par exemple, mettre en place une sorte de diagnostic qui permettrait d’évaluer le caractère plus ou moins défaillant de la chaine du projet d’aménagement dans lequel vous vous inscrivez. Avec de tels outils d’évaluation votre action dépasserait la simple intervention éphémère sur un volet marginal de l’opération ». Christophe Apprill insiste, lui aussi, sur une nécessaire évaluation, à la fois qualitative et quantitative. « Sans ce retour, il est impossible de qualifier une démarche. Mais comment évaluer un projet, s’il est impossible de le recontextualiser, de le comparer, de l’historiciser ? ».

Dans les interstices
En tout cas, pour l’instant, dans les cahiers des charges des projets d’aménagement les ouvertures pour des démarches véritablement participatives sont marginales. « Mais nous nous insérons dans ces interstices pour modifier les pratiques », déclare Victor Mahé. « Quand nous travaillons avec l’EPA de Saint Etienne, qui est l’équivalent de l’opération Euroméditerranée, la question de la manipulation se pose forcément, ajoute Florent Chiappero. Nous espérons que petit à petit nos interventions vont modifier leur approche. Au bout de deux ans d’action, nous arrivons à dialoguer avec les responsables de l’opération. Certes, ils ne vont pas abandonner leur ambition de construire un business center à Saint-Etienne. Et le fossé entre notre vision et la leur est flagrant. Il n’empêche, ils bougent dans la conception de leur métier ». Contrairement à l’artiste, l’architecte est obligé de se compromettre dans des situations d’action. « Il ne peut pas avoir une posture distanciée », explique Stéphane Hanrot. « Et il doit se vendre. La reconnaissance économique permet de grimper dans la hiérarchie des processus d’aménagement. En revanche, il faut préserver les valeurs sur lesquelles reposent l’action ».

[1] Le collectif Etc a participé à la rétrospective imaginée, au Lieu unique à Nantes, par Patrick Bouchain autour de Simone et Lucien Kroll. Une architecture habitée a pris la forme d’une exposition, d’un jardin et de conférences. Cet événement s’est déroulé du 25 septembre au 1er décembre 2013. Livre-catalogue, texte Thierry Paquot, Actes Sud, 360 pp., 39 €

[2] http://workshop.marseille.archi.fr/ESTAQUE2013/

[3] La concertation citoyenne en urbanisme : la méthode du Community Planning, E. Hauptman et N.Wates, éditions ADELS, 2012.

[4] Voir notamment le bilan de L’ANRU tiré par Renaud Epstein : http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/68/26/40/PDF/Epstein_ANRU_Mission_accomplie_.pdf
Du même auteur : La Rénovation urbaine, démolition et reconstruction de l’Etat, Sciences Po. Les presses, 2013.

[5] La sociologue américaine Sherry R. Arnstein a établi en 1969 une échelle de huit niveaux de participation, allant de la manipulation au contrôle citoyen, qui sert de référence en sociologie pour comparer les niveaux d’implication réels des habitants dans la prise de décision. Cette échelle est notamment utilisée en France dans des travaux récents de Jacques Donzelot et Renaud Epstein. Cf. Donzelot J. (2003) Faire société : La Politique de la ville aux Etats-Unis et en France.




Il est 1 commentaire

Ajoutez le vôtre
  1. Amelie Lacour

    En 2007, notre travail a ete d’interroger collectivement la notion de maitrise d’usage a partir d’experiences concretes de terrain, en tenant compte de leur diversite et de la singularite des projets. Il s’agit de comprendre comment des equipes d’acteurs culturels issus de la societe civile peuvent et doivent contribuer a la de?nition des besoins et au processus de transformation de leur lieu d’usage.


Laisser un commentaire