C’est quoi « agir » ? (27/2/2016)

Bensussan

L’actualité de la pensée marxiste, avec le philosophe Gérard Bensussan

Ce débat visait à susciter une discussion et un exercice de réflexion en commun avec le philosophe Gérard Bensussan, auteur du livre « Marx le sortant »1, sur l’actualité de la pensée marxiste et sur la question : qu’est-ce qu’est agir ? Cette question traverse depuis quelques mois les débats de Pensons Le Matin, qui souhaite développer ce moment d’échanges et d’aller-et-retour entre les participants sur les questionnements suivants :
1/ Loin de faire une conférence philosophique, il s’agissait de discuter avec Gérard Bensussan sous un angle plus proche de nos centres d’intérêt : en quoi la lecture critique du marxisme peut nous aider à comprendre et agir pour le vivre-ensemble et la démocratie sociale et culturelle ?
2/ A plusieurs reprises, la question s’est posée de la recherche d’une synthèse globale de Pensons Le Matin, relevant de la pensée holiste2, et sortant de la seule juxtaposition de débats thématiques. Ces débats manifestent d’une recherche de diversité des thèmes et des points de vue, ce qui permet le dissensus.
L’intervention de Gérard Bensussan a été l’occasion d’un débat sur le sens de l’« action » ou, plus exactement, sur le rapport dialectique entre des séances de réflexion et d’échanges d’une part, et l’action proprement dite, qu’elle soit dans les champs sociaux ou culturels, qu’elle soit individuelle ou collective.
1 [« Marx le sortant » Paris, collection « Le Bel Aujourd’hui », Éditions Hermann, 2007]
2 [le holisme, du grec holos qui signifie « tout », est l’idée selon laquelle les propriétés d’un système ne peuvent être déterminées ou expliquées à partir des seuls composants du système. C’est la tendance dans la nature à former des touts plus grands que la somme de leurs parties, grâce à l’évolution créatrice. L’holisme s’oppose au réductionnisme.]

Intervenant


  • Gérard Bensussan,professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg, chercheur au CNRS, traducteur, spécialiste de Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Franz Rosenzweig et Emmanuel Lévinas. Il a travaillé sur la philosophie classique allemande et la philosophie juive. Il est à l’initiative de la fondation du Parlement des philosophes de Strasbourg, et il est régulièrement invité dans de nombreuses institutions et universités françaises et étrangères. Il est l’auteur notamment de :
    – avec Georges Labica, Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982, 1985, 1999
    – Marx le sortant, Paris, collection « Le Bel Aujourd’hui », Éditions Hermann, 2007.
    – Ethique et expérience. Levinas politique, Strasbourg, Editions La Phocide, collection « Philosophie d’autre-part », 2008.
    – Les Âges du Monde de Schelling. Une traduction de l’absolu, Paris, Vrin, 2015.

Gérard Bensussan a été invité par le Centre Franco-Allemand de Provence les 26 et 27 février à Aix-en-Provence.


Regard sur la rencontre :

Joachim Rothacker introduit la séance :

Le but de cette rencontre est de susciter une discussion en commun avec le philosophe Gérard Bensussan sur l’actualité de la pensée marxiste, autour de la question « c’est quoi agir ? ». Cette question nous préoccupe, dans nos réflexions de Pensons Le Matin. Est-ce que cela vaut encore la peine de lire ou relire Marx ? La mise en pratique de la pensée marxiste a échoué, on peut même parler de la fin du communisme. Ce fait historique disqualifie-t-il le marxisme ? Est-ce que le marxisme invite à l’action ? Si on considère que le marxisme est une philosophie de la praxis, de la transformation du monde sur la base de la critique et de la connaissance, de l’analyse de l’existant, il y a de fortes chances que notre réponse pourrait être oui. Ce matin nous avons deux sujets : l’actualité de la pensée marxiste et une réflexion sur ce peut être « agir » ? Comment le marxisme peut nous aider et nous stimule à agir ?

Gérard Benssussan :

Nous avions convenu que vous me posiez des questions d’emblée, c’est pourquoi je n’ai pas prévu d’intervention introductive pour entrer dans notre débat. Mais je peux le faire. Et vous pouvez tout à fait m’interrompre.
C’est donc moi qui vous pose des questions alors. Ma première question est la suivante : avez-vous une interrogation, une curiosité, une remarque particulière, ce qui me permettrait, en y répondant, d’engager la discussion ?

Êtes-vous encore marxiste, et si oui pourquoi ?
C’est la question de toute une vie. Ma réponse sera insatisfaisante, mais je peux y répondre à rebours. Non, je ne suis pas marxiste.
Mais il faut d’abord s’entendre sur ce que cela veut dire. Il est nécessaire de faire une différence, empirique, entre le marxisme et la pensée de Marx. Je ne dis pas cela pour expliquer que la pensée de Marx est absolument indemne de tout ce qui s’est passé en son nom, des crimes, du stalinisme … c’est une très mauvaise façon d’entrer dans la discussion. Mais cette différence et ses modes d’entre-contamination sont significatifs. Aussi, je ne peux pas affirmer que rien de Staline ne figure dans Marx.
J’ai été marxiste, j’ai passé des années de ma vie à militer, avant 1968, et après 1968. Des années de militantisme en grande partie au Parti Communiste Français (j’ai payé mes cotisations pendant au moins vingt ans). C’est donc quelque chose que je connais de l’intérieur.
Pourquoi je ne le suis plus ? C’est peu comme poser à un chauve la question « depuis quand êtes-vous devenu chauve ? ». Il y a eu certes des scansions, des événements, mais je ne peux pas dire de date précise, comme d’autres militants pourraient dire, par exemple, 1956 (Budapest). 1968 a certainement été pour moi un moment de basculement (j’avais vingt ans), de remise en question de toute une série d’idées reçues, de principes, de règles de militantisme aussi, comme du centralisme démocratique qui dominait dans le fonctionnement même du PCF.
Vous savez, j’appartiens à une génération venue au communisme et au marxisme dans un moment de crise. Le marxisme théorique était en crise, j’étais l’étudiant de Louis Althusser et, dans le « dictionnaire critique du marxisme », j’avais écrit un article intitulé « crises du marxisme » avec le mot « crises » au pluriel. Je suis venu au marxisme quand il était en crise : crise théorique, après le 20ème congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique sur la question de l’humanisme (voir la discussion entre Louis Althusser et Lucien Sève), et crise politique, du mouvement politique international, avec la scission brûlante entre les soviétiques et les chinois autour de la déstalinisation. Il n’y a donc pas eu d’événement déclencheur dans mon adhésion au parti, où existait déjà un dégrisement, un désenchantement, même si l’action militante était résolue.
J’ai conscience de ne pas répondre précisément à la question posée, mais je voudrais vous raconter une histoire pour re-contextualiser. Mai 68 a été quand même le moment du revirement, avec l’expérience d’un soulèvement quasi insurrectionnel des masses, des usines, de la classe ouvrière. Pour un marxiste révolutionnaire, Mai 68 était comme un rêve, comme dans un livre d’Histoire. Face à cela, les appareils politiques et syndicaux ont réalisé un travail de sape, de dénonciation du mouvement. Là, une distance a été prise, qui s’est creusée.
Sur le plan théorique, dès le début, j’ai vu les faiblesses constitutives du marxisme. Je ne parle pas de Marx lui-même, il n’avait pas la prétention de proposer une théorie unifiée générale de l’Être Social. Le jeune Marx est un philosophe marqué par le romantisme comme puissance de la pensée, élevé dans l’Hégélianisme, avec une confusion entre le réel et sa pensée. Marx rappelait la distinction nécessaire à faire entre le réel et le réel pensé ou énoncé. Pour Marx, le réel est un ensemble de conditions d’existence matérielles qui sont celles du prolétariat. La philosophie ne nous sert pas à le penser, elle fait même obstacle à sa pensée. Le projet du jeune Marx est d’organiser une sortie de la philosophie, hors de la métaphysique, pour tenter d’« appareiller vers un autre continent » (Althusser le nomme « Histoire »). Il faut être constamment attentif au réel (pathos du réel). Le parcours de Marx est ensuite très erratique. Dans mon livre « Marx le sortant », Marx veut fournir une théorie scientifique, une dérive scientiste de cette constitution d’un mode scientifique de pensée des conditions d’existence matérielles du prolétariat. Il passe par le projet du Capital, et fonde une théorie du mode de production capitaliste, avec des concepts ou une analytique des formes (forme-valeur, forme-marchandise).

Cette conception est-elle dépassée ? Comment définir le prolétariat aujourd’hui ?
S’agissant du Capital, Marx présente des concepts qui sont encore opératoires aujourd’hui, comme la théorie de la paupérisation, mais aussi des parties caduques. Les marxistes se posent toujours la question de ce qui est mort ou de ce qui est vivant chez Marx ? Cette question doit être posée à de plus compétents que moi. Parmi les concepts opératoires subsiste la théorie de l’extorsion de la plus-value : cette matrice est suffisante pour analyser les phénomènes aujourd’hui. Le prolétariat ? C’est compliqué car le mouvement communiste en a parlé pendant plus d’un demi-siècle ! Il n’y a plus d’organisation du prolétariat, mais avec de nouveaux éléments, déclassés, comme les travailleurs immigrés. L’exploitation de la force de travail reste un concept fort, mais il n’y a plus de classe, au sens marxiste du terme. A ce titre, il n’y a donc plus de prolétariat.

J’interroge l’évidence de la relation entre « qu’est-ce qu’agir ? » et « la pensée de Marx » ?

Michel s’interroge sur l’évidence de la relation entre le titre et le sous-titre de notre discussion, « qu’est-ce qu’agir ? » et « la pensée de Marx ». Y-a-t-il une évidence solide de faire le lien entre ces deux thèmes sans l’expliquer ? En dehors de la référence au fameux « que faire ? » y-a-t-il une raison à cette domination de la pensée marxiste sur une question comme « qu’est-ce qu’agir ? » ou faut-il le relativiser et y-a-t-il d’autres approches possibles ?
Il n’y a pas de lien nécessaire entre ces deux questions. La question de l’agir est bien antérieure à Marx, éminente déjà chez Aristote. Pour faire le lien avec ce qui précédait, le point crucial qui explique aujourd’hui le déclin du mouvement communiste international, c’est la tension au sein même de la pensée de Marx, irrésolue, entre, d’une part, le désir de faire œuvre de savant (être le « Darwin du social », établir une description objective et scientifique des processus inhérents au mode de production capitaliste), et, d’autre part, un appel à agir, à inverser ce mode de production capitaliste. Et ces deux dimensions, la science et l’agir, ne se rejoignent jamais. Cette tension travaille la pensée de Marx. Les théoriciens de la 2ème Internationale et les grands leaders de la social-démocratie allemande ont élaboré la théorie de l’effondrement. Si on se tient à la description scientifique des contradictions internes du mode de production capitaliste (par exemple le développement des forces productives est tel qu’il ne peut plus être contenu par les rapports de propriété ou de production donnés, et doit les faire exploser), inutile d’appeler à l’action ; il suffit d’attendre que le capitalisme s’effondre de lui-même, processus organique. Cette approche scientifique était la volonté, voire le fantasme de Marx : produire une théorie scientifique. Il y a chez ce Marx là un balancement continu entre ce fantasme de scientificité et un appel tenace à l’action, à l’insurrection, à la révolution à quoi il ne renonce jamais, ce qui est difficile à concevoir. Le problème du marxisme, est l’existence de blocs non reliés entre eux, paysage erratique, et il n’a jamais éprouvé le besoin de constituer une théorie générale de ces blocs : science, révolution … Marx ne nous sert à rien pour penser ce rapport entre les deux : pourquoi faire la révolution puisque la science nous promet l’effondrement du mode de production capitaliste ?
Ceux qui vont produire, de façon désastreuse parfois, une théorie générale sont les penseurs du marxisme, sous les appellations de matérialisme historique ou de matérialisme dialectique. Je ne leur jette pas la pierre, car ils recueillent de Marx une pensée éclatée, et ils tentent d’en proposer quelque chose. Il y en a plusieurs. Je pense à Georg Lukács qui propose une « ontologie générale de l’être social », ou le matérialisme historique (repensée de l’Histoire, articulée sur les modes de production, comme Hegel écrivait). Le matérialisme dialectique est une théorie générale de l’être, ruineuse, car elle n’entend rien laisser hors d’elle, théorie omni-explicative, et qui n’a évidemment pas pu résister aux épreuves du réel.

Que peut-on attendre de lactualité de la pensée marxiste pour agir ?
Pas grand-chose ! La question de « qu’est-ce qu’agir ? » n’a rien à voir avec la pensée de Marx.

Déconstruire notre modèle économique actuel ?
Pierre-Alain pense que réhabiliter la pensée originelle de Marx est important aujourd’hui, parce qu’on ne retient de Marx que ce qui s’est passé ensuite. Interroger une révolution industrielle et économique à l’aune de la pensée originelle de Marx peut nous aider à déconstruire notre modèle économique actuel, qui subit l’internationalisme de la finance, et relancer la question de l’agir. L’enjeu, pour moi, est de faire le lien entre une pensée et une action sans les opposer ? Être dans la mobilisation nécessite de réfléchir à la praxis, dans la pensée en mouvement.
Je suis navré de vous avoir déçu, et la déception risque de s’amplifier encore. Je peux acquiescer à votre désir et réfléchir à comment penser ensemble la pensée et l’action ? Comment agir en nourrissant cette action d’un certain nombre d’éléments qui viennent de la pensée ? Est-ce que la pensée elle-même n’est pas une action ? Mais, franchement, Marx n’est pas du tout un théoricien de l’action, il ne se pose jamais cette question. Il se pose la question de la révolution, et il nous dit dans « le manifeste du Parti Communiste » que le mode de production capitaliste est le mode de production le plus révolutionnaire qu’il n’ait jamais existé. Le fonctionnement même du capitalisme est le « révolutionnement continu de tous les rapports ». C’est le seul mode de production qui ne tente jamais de s’auto-conserver, contrairement à celui féodal, etc. Il est capable de s’auto-abolir, dans une mimétique continue du réel « en volatilisant tous les rapports ». Le Manifeste décrit la réaction au capitalisme, ces formes de « socialisme féodal », dans la nostalgie des rapports précapitalistes. Cette nostalgie unit l’extrême-droite française avec des courants entiers d’extrême gauche française ou européenne, et c’est d’emblée voué à l’échec. Marx dit que la révolution continue est le mode d’existence même du capitalisme, fonctionnement extraordinairement destructif. Cette destruction a porté sur les rapports anciens de propriété, d’où les crises agricoles. En détruisant il ne se détruit pas lui-même. D’où les ravages qu’il crée.

Il existe au moins une classe capitaliste ?
C’est la concentration du capital qui est en cause, ce n’est pas la destruction du capital ! Vous avez dit qu’il n’y a plus de classes, mais il existe au moins une classe capitaliste, qui exploite, créé une lutte des classes même s’il y a moins d’ouvriers en bleu de travail aujourd’hui, et se poursuit à l’échelle mondiale.
Oui, l’extorsion de la plus-value continue, ce qui suppose une lutte entre les classes. Je suis sensible aux extrêmes différences, et vous êtes plus sensible aux continuités entre les luttes de classes à l’ancienne et la situation qui est la nôtre aujourd’hui. C’est quoi une classe ? Ce n’est pas simplement une place dans la structure des rapports de production, mais aussi une capacité d’action, de mobilisation, d’unification d’intérêts autour de luttes. Mais je n’ai pas de prophétie, ni de théorie là-dessus, je suis dans l’obscurité complète. Je n’entends pas ici décrire des processus à venir, je n’en sais rien. J’ai seulement des réserves sur ce que peut être aujourd’hui la classe ouvrière ou le prolétariat, qui restent dans le capitalisme. La volatilisation des rapports permet la perpétuation du mode de production capitaliste. Donc il est toujours là, je n’ai pas de doute là-dessus : le capital, la concentration, la financiarisation du capital.

Confronter plusieurs disciplines ?
Je voudrais savoir si un homme seul peut définir les conditions d’existence matérielles, si cela ne relève pas de plusieurs disciplines :
– comme la discipline freudienne. J’ai été élevé dans une famille communiste, et je n’ai jamais cru au communisme. Ces gens relevaient plutôt du Vatican, selon eux la pornographie et la prostitution étaient faites pour les bourgeois.
– Ne s’agit-il pas de se rapprocher de Malthus, et attendre que les guerres et les catastrophes réduisent le nombre de naissances.
– Aussi de l’écologie : René Dumont n’a jamais parlé de Marx.
Agir, c’est aussi étudier ses arguments. Il existe des « capitalistes Nutella » au Danemark où certains sont imposés à 80% de leurs ressources, et où Olof Palme a fait du très bon travail sans passer par la doctrine communiste. Je pense qu’il faut confronter plusieurs disciplines.
Le comique dont vous parlez, je l’ai connu du dedans, j’en ai des souvenirs très précis, je suis évidemment d’accord avec votre propos. Un homme seul peut-il produire une théorie générale du mode de production capitaliste ? Il y a eu Marx, certes, mais il y a eu des apports successifs considérables. Les différentes analyses successives ont souvent été des œuvres collectives, qui se nourrissaient de l’action politique. Mais le capital a été écrit par Marx seul.

Forces productives, capitalisme et progrès social
Philippe souhaite revenir sur les forces productives bousculant le capitalisme : est-ce seulement un rapport économique, ou bien est-ce aussi la naissance et le développement des luttes ? Est-ce que ces forces productives sont un concept marxiste ? Et, deuxième question : le progrès social est-il aussi un concept marxiste ?
Oui les forces productives sont bien un concept marxiste.
La question du progrès a divisé les marxistes eux-mêmes, la polémique a divisé les marxistes progressistes, et les marxistes hétérodoxes qui pensent que le progrès est une notion bourgeoise. Le progressisme est d’ailleurs une idéologie des Lumières. C’est une question très compliquée politiquement parlant. Je me demande même si cette notion de progrès n’a pas suscité mon désillusionnement définitif du marxisme, des mouvements ouvriers, des grandes organisations politiques et syndicales. Je ne vois aucun progrès dans l’histoire du XXe siècle : Auschwitz et Hiroshima sont des interruptions dans une sorte de linéarité.
Oui, il y a eu des progrès sociaux, médicaux et techniques. Mais je parlais du progrès moral de l’humanité. Je pense au philosophe Walter Benjamin, qui disait « tout monument de culture est un monument de barbarie » car tout progrès se paye de destructions, de mort d’hommes.

Pour l’agir, le développement des forces productives suppose un progrès social et culturel, c’est comme ça que je comprends les 150 ans qui nous précèdent.
On peut les comprendre autrement : le développement des forces productives a permis la connaissance de la fission nucléaire, demandez aux gens d’Hiroshima si c’est un progrès ? La question du progrès est autrement complexe. Je n’entends pas ici défendre une position anti-progressiste face au progressisme. On ne peut plus se référer, de façon aussi naïve, à la notion de progrès social en référence au développement des forces productives. C’est une notion extraordinairement complexe et ambivalente, ce qu’un certain nombre de penseurs de l’écologie ont mis en avant. Je pense à un texte de la CFDT, dans les années 1970, qui s’intitulait « les dégâts du progrès », alors qu’on considérait ces syndiqués comme des réactionnaires purs et simples ! Il y a du progrès, je ne dis pas que l’humanité décline, mais qu’il y a beaucoup de régressions, il faut en parler, de ces dégâts. Y compris, s’agissant du progrès social : regardez la loi sur le Travail présentée par la gauche ! Le progrès social n’est pas continu, il peut y avoir régression.

Toute hypothèse scientifique est faite pour être détruite
Maryse est linguiste en université, et a côtoyé Chomsky.
Mon idée est que toute hypothèse scientifique est faite pour être détruite, elle n’est vraie que pendant la période où elle est efficace. Elle nous permet d’agir. Mais on voit qu’il y a des choses fausses, comme dans le marxisme. J’aime bien quand vous dites « je suis dans l’obscurité », moi je dis plutôt que je suis dans l’incertain. Tous les fascismes mènent à l’extrême, agir sans réfléchir également. On ne peut pas agir sans réfléchir, sinon ça mène à la dictature. Qu’est-ce qui peut fonder l’action ? Je trouve dommage que vous ayez mis « Marx » en sous-titre pour le débat d’aujourd’hui, car pour moi, Marx c’est terminé. Je souhaite attirer l’attention sur un phénomène qui s’est passé à Marseille, où je suis depuis trois ans : il y a quelques mois, la Plateforme a organisé un événement « Marseille en communs », avec Viveret, etc. Et la question s’est posée « qu’est-ce qu’on a en commun ? », le capitalisme, le communisme, le vivre-ensemble, qu’est-ce qui va fonder mon quotidien ? J’aime beaucoup le livre du philosophe Michel Puech, « les micro-actions » 1 : qu’est-ce que je fais au quotidien pour participer ; faisons local si on ne peut faire mondial. Qu’est-ce qu’agir ? Déjà mettre en pratique notre devise : liberté/égalité/fraternité ?

1 « Les micro-actions, une puissance imparable » – Michel Puech, 2008

Quelles solutions imaginer pour que le peuple puisse se retrouver en tant que peuple politique et agir selon une « démocratie continue » ?
Alain précise que, dans la continuité du discours précédent, la question est de savoir comment redonner la possibilité aux peuples d’agir ? La démocratie de représentation arrive dans une impasse. Nos élus ont constitué une classe politique coupée du peuple et ne le représente plus. Au niveau de l’agir, se passent beaucoup de choses, grâce aussi à la nouvelle culture numérique qui transforme beaucoup nos rapports (le capitalisme s’en sert aussi pour les échanges financiers). Les réseaux sociaux ne sont pas suffisants pour rendre le pouvoir au peuple. Quelles solutions imaginer pour que le peuple puisse se retrouver en tant que peuple politique et agir selon une « démocratie continue » ?

Je vais essayer de répondre à l’ambition de vos questions, je n’ai pas de solution toute faite. Je m’interroge sur la question de l’agir et de la démocratie. La crise avancée de la représentation politique est incontestable et ancienne. Il y a aujourd’hui une sorte d’essoufflement, même si je signe, encore et depuis quarante ans, des pétitions qui s’opposent à la fin de l’enseignement de la philosophie en terminale ! L’action politique est toujours prise dans une tension entre le programme et l’événement. Une action politique se prédétermine en fonction de programmes, selon les échéances électorales, quelles que soient ces actions, pour lesquelles je répète qu’il faut vraiment cesser les attaques politiques incessantes contre la classe politique. Toute action politique (homme ou association) se donne un espace programmatique de réalisation d’actions. Nous sommes des êtres finis, donc dans cet espace prédéterminé. Des événements adviennent, dans une immédiate effectivité, qui interrompent le programme. Des experts nous disent les causes de l’événement. L’action politique va devoir se suspendre elle-même à la lumière de l’événement, elle détient toujours une dimension déceptive, au-delà du respect ou du non-respect des promesses électorales. Cette antienne qui consiste à répéter au politique « vous n’avez pas tenu votre programme » devrait être dite avec un peu plus de modestie et de prudence. Walter Benjamin disait que le gauchisme est toujours « à gauche du possible ». Autrement dit, tout programme ne peut mécaniquement s’effectuer, les résistances physiques s’y opposent quel que soit le programme politique. Pour répondre à la question de l’agir, à ma façon, Marx ne nous instruit de rien, ce n’était pas son problème. Pas une seconde Marx ne se demande « qu’est-ce qu’agir ? ». Si je cherche des supports pour répondre à cette question, j’irai plutôt sur la finitude de toute action humaine, la contingence de tout programme dès l’instant où il a à se réaliser, et surtout la force interruptive et destructive de l’événement. J’ai bien conscience que je ne vous réponds pas, mais je ne peux me déplacer sur le terrain qui est le vôtre : selon la conjoncture, la micro-action, le local, la solution, la démocratie. Parlons de démocratie : c’est un régime politique dont les formes peuvent varier, et qui laisse suffisamment d’ouverture à toute action politique pour que l’événement soit accueilli. Dans les pays de l’est (ex RDA, où j’ai vécu pendant quatre ans) il n’y avait aucune place dans la presse pour les faits divers : ce régime mensonger ne pouvait accueillir l’événement, ni sa facticité, ni sa diversité. Ecoutez cette anecdote racontée par un collègue universitaire soviétique, que vous devez probablement connaître : quelle est la différence entre la science, la philosophie et le marxisme-léninisme ? La science recherche un chat noir dans une pièce obscure ; la philosophie recherche, dans la même salle obscure, un chat noir qui ne s’y trouve pas ; et le marxisme-léninisme consiste à chercher, dans une salle obscure un chat noir qui ne s’y trouve pas, et de s’exclamer « je l’ai trouvé ! » …..

Les sciences sociales ont beaucoup apporté à la théorie et à la pratique de l’agir
André remercie pour cette intervention. Effectivement chez Marx la pensée de l’agir est très sommaire, et plutôt focalisée sur une idée de révolution, datée aujourd’hui, dans l’acceptation de l’idéologie de la rupture. Aujourd’hui on constate plutôt des micro-révolutions, avec un changement d’échelle. Même si l’ambition théorique de Marx est toujours nécessaire, Marx vivait à une époque où les sciences sociales n’existaient pas. Celles-ci ont beaucoup apporté à la théorie et à la pratique de l’agir. Et quand Pierre Bourdieu a écrit en 1968 « Esquisse d’une théorie de la pratique », c’était pour essayer de combler ce manque de la pensée marxiste sur la question de l’agir. Marx disait que, de façon générale, l’agir n’existe pas ; on agit dans des champs d’actions, où pèsent les contextes culturels. Un autre penseur marxiste, Antonio Gramsci, s’est aussi posé la question de la praxis, en essayant de doter un substrat sociologique à l’action : cet héritage s’est perdu, et c’est dommage.
Bien sûr que la question de l’agir relève de l’actualité immédiate. A l’inverse, les héritiers de Marx ont développé les modalités de l’action révolutionnaire. Vous avez cité Gramsci et sa philosophie de la praxis. Les impensées de Marx ont incité les marxistes à inventer une théorie de l’action, à inventer une théorie générale de l’être social. Cette tension entre le programme et l’événement nous permet de réfléchir à ce qu’est agir. La question de l’action est toujours brûlante. Qu’est-ce que c’est qu’une intention qui a à se réaliser historiquement ? Toute politique doit se projeter dans l’avenir, y compris une politique de droite. Un homme politique, révolutionnaire ou non, ne peut dire « je me présente car je veux que rien ne change ». Toute action politique se tient dans le changement : cette idée de programme est associée à toute action humaine, qu’elle soit ou non politique.

Un programme de travail qui nous incite à nous rapprocher de la réalité
Patrick ajoute que ce thème est au cœur des discussions de la prochaine assemblée générale de l’association, qui se pose exactement cette question de l’agir. Cinquante-huit séances de Pensons Le Matin sur cinq ans dans lesquelles les gens prennent du plaisir à venir participer à des discussions qui, a priori, ne débouchent sur rien et ne servent à rien ! Première question que se pose la collégiale : à quoi sert ce qui est proposé en discussion ? Est-ce que ce qu’on fait change le réel, ou bien n’est-on pas simplement un petit cercle conservateur d’anciens ou de jeunes futurs gauchistes qui se regarde ? J’ai entendu « bobo » et je déteste ce concept chewing-gum. Ma première réponse serait que la conscience de ce qu’on fait depuis cinq ans est utile, et diffracte sur la société en impactant les autres champs sociaux de chacun. Je suis marqué par une lecture stalinienne de l’humanisme, de ce qu’est l’action. La deuxième tension qui existe au sein de la collégiale : ne doit-on pas passer à un niveau, qui tente une certaine forme d’holisme, en travaillant sur les inégalités, sur les ségrégations sociales, sur l’exclusion culturelle, etc.… Plusieurs se posent la question d’en faire un programme ? Un programme de travail qui nous incite à nous rapprocher de la réalité. Notre collégiale est ouverte, avec le seul interdit que nous ne sommes pas un parti politique.
Je vous écoute avec beaucoup d’attention, j’aimerais participer à vos discussions si j’étais marseillais. Pour qu’il n’y ait pas de malentendu, je précise que je ne suis pas contre le Programme, je sais bien que toute action se projette dans quelque chose de programmatique. Je dis seulement que tout programme va être déprogrammé par l’événement. Ce n’est pas la même chose de s’engager dans un programme avec l’illusion naïve que ce programme se réalise, par notre bonne volonté. Si un programme comporte une force ou une énergie, c’est à condition d’une certaine plasticité, de sa capacité à accueillir de l’événement.

S’interroger sur des concepts, c’est se donner aussi des outils pour agir
Je n’ai pas de question particulière, je voulais juste réagir à des propos qui m’avaient interpellée. J’ai entendu dans le débat des gens qui remettaient en cause le fait de pouvoir discuter du marxisme comme quelque chose d’opérant. Or je voulais dire que s’interroger sur des concepts, c’est se donner aussi des outils pour agir. Il n’y a pas besoin d’être marxiste, ou d’attendre que Marx se soit interrogé sur l’action. On construit notre propre capacité d’innovation, on se nourrit soi-même. Marx ne peut pas être balayé juste parce qu’on le veut bien ou parce qu’il y a eu des dérives. Même les dérives sont interrogées.

En quoi les micro-actions-réflexions se transforment en mouvement collectif ?
Gilles s’interroge sur comment des micro-réflexions-actions peuvent, à un moment donné et selon l’échelle et l’endroit, émerger comme une intention ? On a parlé d’intention, de programme, et de fédération des énergies : tout cela va dans le même sens, et en contradiction avec une certaine forme d’idéologie dominante de la « médiacratie », de la tuerie de la pensée collective et de l’agir collectif. En quoi ces micro-actions-réflexions, fondamentales et qui changent le monde, se transforment en mouvement collectif ? Question qui se situe en contradiction avec les médias et les discours politiques ?

La remise des prix aux Césars…
Maryse ajoute avoir regardé hier soir la remise des prix aux Césars : des films comme « Fatima » ou « la loi du marché » ont été récompensés. C’est un signe que quelque chose change, la fédération des énergies est en route. Arrêtons le désespoir.

…que sur le contenu et la bonne intention !
Reine a trouvé charmant le film « Fatima », effectivement.
Mais je ne suis pas sûre qu’on ne soit pas dans l’idéologie, et je doute de l’intérêt que les prix donnés à des œuvres artistiques ne le soient que sur le contenu et la bonne intention.

Non c’est nous, c’est de notre faute !
Je voulais parler de musique, et savoir si, dans les réjouissances fraternelles en RDA, la musique du diable qu’est le rockn’roll n’aurait pas joué un rôle dans la destruction ? Moi, j’aimais le rockn’roll, et j’ai souffert avec la domination des Léo Ferré, Ferrat, Brel, et l’autre brêle : les Compagnons de la Chanson. Vous disiez que l’homme est fini, je ne suis pas d’accord. Je suis d’accord avec vous qu’Auschwitz a été mauvais, mais pas Hiroshima qui a permis le progrès scientifique. Et puis le génocide au Rwanda a tué plus de monde qu’à Hiroschima, non ? Là aussi il ne fallait pas inventer la machette ! Je déplore cet étonnement « ce n’est pas moi, c’est l’État » ou bien « c’est la faute au progrès ». Non, c’est nous, c’est de notre faute. On devrait étudier nos arguments, lier la connaissance avec l’équité et l’écologie, et court-circuiter Marx.
J’aurais aimé ici qu’on parle du salaire universel !

La pensée qui permet l’action
Pierre-Alain souhaite intervenir sur le sujet de la pensée qui permet l’action. Les prémisses de la pensée de Marx peuvent nourrir cette analyse de la société et les pistes d’action. Aujourd’hui, les modes d’organisation de l’agir sont restés sur un modèle classique de mobilisation collective, dont on ne peut nier qu’ils ont permis des combats syndicaux et des avancées. Mais, aujourd’hui, ça interroge la crise de toutes les organisations. On a tellement intégré que l’action ne pouvait qu’être collective dans une organisation. Or, une organisation, qu’elle soit professionnelle, syndicale, associative ou politique, ne mobilise plus, malheureusement, et personne ne s’y retrouve, ni ne retrouve une motivation ou un plaisir. Certains d’entre nous expérimentent une nouvelle manière de mobiliser collectivement, dont l’association La Plateforme qui travaille sur la qualité des relations entre les individus. C’est réfléchir à la relation qui s’établit entre les individus, qui permet de travailler ensemble, de se mobiliser, de travailler sur nos egos, de prendre confiance pour ceux qui n’osent pas intervenir dans le champ collectif. Comment mobiliser des gens qui sont plus dans le ressenti et pas forcément dans la pensée, et s’entendre. Gramsci a développé la capacité de mener une révolution culturelle avant l’agir. Comment donner du sens politique sur les petites actions qui touchent plein de monde, ceux par exemple qui n’iraient jamais dans une réunion politique ? Comment mettre « en reliance », éclairer et construire ces relations entre les individus ? Pouvoir échanger, et faire réagir nos invités sur ces questions-là, est important. La philosophie peut éclairer et donner du sens à nos actions.

Je vous remercie et ne peux qu’acquiescer à ce que vous dites. A l’aune de cette crise massive de la représentation politique et des organisations, si on peut tenter de refonder une action politique, c’est à partir de la micro-action, d’un quartier, d’une forme associative de lutte. Avec cette réserve d’agir dans un milieu aléatoire : les micro-actions peuvent être effectives, mais difficiles à fédérer, au risque de vivifier de vieux schémas marxistes comme le double-pouvoir, l’hégémonie culturelle, jusqu’à la conquête du pouvoir d’État à laquelle je ne crois plus beaucoup.

Critique de la politique coloniale et d’apartheid menée par l’État d’Israël
Didier aimerait attirer l’attention sur les micro-actions, auxquelles il croit beaucoup mais, qui ne doivent pas servir d’alibi pour ne pas engager de macro-action. Par exemple, les économies d’énergie nous incitent à éteindre la lumière chez nous, mais n’influent en rien sur la gabegie du système, cela nous sert seulement à nous dédouaner.
Je voulais vous poser une question difficile, mais qui me semble centrale au débat d’aujourd’hui. On ne l’a pas directement abordée ce matin, même si vous avez déjà mis un petit coup de patte tout à l’heure. Vous avez écrit que « l’analyse politique doit s’entendre et se pratiquer comme une pensée des circonstances de l’agir ». Je veux parler de vos écrits, et notamment d’une controverse importante qui a eu lieu à l’été 2014 avec le philosophe Alain Badiou, qui a aussi été invité par Pensons Le Matin l’année dernière. Je vais essayer de résumer cette controverse, en vous citant : « sous le couvert d’un interventionnisme parfois furieux, l’extrême-gauche, ou plutôt une certaine extrême-gauche, pas toute mais presque, aura contribué à redonner à l’antisémitisme le plus plat une légitimité dont la vieille extrême-droite rêvait, et que le gauchisme aura donc fait et refait ». Mon commentaire est que, ce disant, en occultant tout fondement à une critique de la politique de l’État d’Israël, on peut en venir à la conclusion que l’antisionisme ne peut être que le masque de l’antisémitisme, et ma question est là : reconnaissez-vous possible, et aussi dénuée d’antisémitisme, la critique de la politique coloniale et d’apartheid menée par l’État d’Israël à l’égard du peuple palestinien ? Et cela ne porterait-il pas en germes les plus grands dangers de guerre permanente et donc de confrontation absolue tant pour les juifs que pour les palestiniens ? Pouvez-vous nous éclairer sur ce sujet précis ?

Ma réponse la plus immédiate, c’est qu’il est évidemment légitime de critiquer la politique de l’État d’Israël. Les premiers à le faire sont les Israéliens eux-mêmes. Les critiques les plus violentes et les plus démesurées viennent d’organisations d’extrême-gauche israéliennes. C’est le préalable requis à toute réponse que je pourrais faire. Comment pouvez-vous imaginer que je puisse tenir une position qui consiste à dire qu’il est interdit de critiquer l’État d’Israël ? Ça n’a aucun sens, toutes les critiques sont légitimes. Il y a trois jours j’ai vu sur un réseau social une affiche britannique :  « Israël = evil. Israël c’est le mal ». Ce genre de critique me semble illégitime, portée par des courants de l’antisionisme contemporain, s’agissant de parler d’un État qui serait, par essence, démoniaque. Il faut voir de quoi il s’agit : les termes que vous utilisez me paraissent inappropriés, « politique coloniale » (mais où est la métropole de cette colonie ?). Là aussi il faut rentrer dans la complexité des données. Ces termes colportent un aveuglement. On n’a pas affaire à une politique coloniale, même si on peut condamner cette politique d’occupation, ce qui est mon cas, on peut condamner la politique de création de nouvelles colonies de peuplement, ce qui est mon cas. Si on démantèle l’État d’Israël, l’idée serait : que chacun retourne chez soi ; les Polonais en Pologne, les Américains en Amérique, etc … Pensez-vous que cette solution aurait politiquement du sens ? Non ! Dire « colonial », c’est déjà s’égarer. Il faut prendre acte d’une certaine spécificité, non pas pour la cautionner bien sûr. Pour bien critiquer une politique, il faut d’abord commencer par la déterminer de façon précise. Le mot « apartheid » me semble également relever d’une méconnaissance très profonde de la situation d’Israël, ou alors d’un dénigrement systématique et malveillant, c’est le moins qu’on puisse dire. Il y a six mois, je faisais une conférence à l’école des Beaux-Arts de Tel Aviv. Le directeur de cette école se plaignait d’un numerus clausus qui oblige l’école à accueillir un taux précis d’étudiants arabes, consigne qui relève de la discrimination positive, mais qui générait des problèmes d’organisation qu’il devait résoudre. Vous croyez qu’on peut parler d’apartheid quand il y a des politiques de discrimination positive en faveur de ceux censés être opprimés ? Même si je condamne la violence entre les deux pays, et que je suis pour le retour aux deux États et au réaménagement des frontières de 1967, je ne peux accepter ces appels, que je lis en France, à « boycotter cet État d’apartheid » : ça relève de la plus grande désinformation médiatique ! Je peux vous donner les coordonnées de ce directeur afin que vous puissiez vérifier par vous-mêmes ! Voilà où je vois quelque chose d’inquiétant, dans ce que vous nommiez : la médiacratie.

Quelle est la liberté d’agir ?
La liberté d’agir des Palestiniens ? L’oppression des Palestiniens est évidente. Qu’il faille lutter contre, c’est également évident. En effet la liberté d’agir des Palestiniens est constamment menacée. Mais peut-être que la liberté d’agir des Israéliens dans les rues de Tel Aviv et de Jérusalem par les attentats continus au poignard, est également menacée. Du côté des Palestiniens, la situation est, globalement, d’une domination et d’une oppression à quoi il faut mettre un terme, c’est évident. Mais ce terme ne sera atteint qu’avec des solutions politiques qui auront un rapport avec la réalité. Parler, ici, de colonialisme et d’État d’apartheid, c’est confortable pour nous car ça rentre dans des catégories bien précises, des guerres coloniales de la France en Algérie ou en Indochine, l’Afrique du Sud. Or ce n’est pas du tout ça. Ce n’est ni une structure de type colonial, ni un État d’apartheid. Pour autant, ça ne veut pas dire que tout va bien. Il y a des situations insupportables. Je comprends les jeunes Palestiniens qui en viennent à caillasser les voitures de la police ou de l’armée israéliennes ……

La séance doit être levée pour libérer la salle, sans que le débat n’ait pu être fini ….




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